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Torture et traitements cruels et dégradants dans leur « Algérie Nouvelle »

Le hasard des informations a lié la reconnaissance de Macron, le 2 mars 2021, que le martyr Ali Boumendjel avait été torturé puis assassiné par l’armée française au communiqué de presse du collectif de défense  de Sami Dernouni, lors du procès du hirakien devant le tribunal de Tipaza, à propos de la torture (« chocs électriques, déshabillage, tabassage et coups de pied, insultes et injures ») à laquelle il avait été soumis lorsqu’il était détenu au centre des moukhabarate « Antar » à Alger. Cette coïncidence relève moins du hasard que de la continuité sous-jacente de cette pratique entre l’ancienne Algérie et l’« Algérie Nouvelle ».

La torture dans l’« Algérie Nouvelle »

La torture de Sami Dernouni n’est pas un cas isolé. En effet, depuis le début du Hirak, Brahim Laâlami, Ibrahim Daouadji, Walid Nekich, Raouf Faouzi Boulahlib et Karim Tabbou ont été torturés et des dizaines de militants du Hirak ont été soumis à des traitements cruels et dégradants, y compris, par exemple, Hania Chabane, Hakima Bahri, Nureddine Khimoun, Moussa Rahmani, Omar Boussaq, Abdelmalek Achouri, Rachid Nekkaz, Tawfiq Hassani et Yacine Touati. Il est clair que cette liste est incomplète en raison de la collecte contingente et limitée des données et parce qu’il y a des victimes de torture et de mauvais traitements qui refusent de témoigner publiquement des abus qu’elles ont subis par crainte de représailles de la part de leurs bourreaux.

La pratique de la torture ne concerne pas seulement des civils, mais aussi des militaires, tels que l’adjudant-chef Guermit Bounouira, le colonel Atou Nasser, les généraux Toufik Mediène, Othman Tartag, Bouazza Ouassini, Abdelkader Lachkhem et Meftah Sawab.

Selon les informations disponibles concernant les civils (voir le tableau en annexe), les méthodes utilisées comprennent le passage à tabac, la mise à nu, les insultes et les injures, des agressions physiques massives et prolongées, les tortures électriques, les menaces de mutilation, l’épuisement et l’isolation, la torture sexuelle par le viol, ainsi que les menaces de viol et d’autres méthodes de torture psychologique.

Ce qui ressort aussi des informations publiques c’est que les victimes ont été soumises à la torture au centre de la sécurité militaire « Antar », et dans un centre de la gendarmerie nationale dans le cas de Laâlami, tandis que les traitements cruels et dégradants ont eu lieu principalement dans les centres de la police. Aucun témoignage détaillé n’a encore été publié, et les informations existantes ne révèlent pas les noms des tortionnaires qui, par ailleurs, cachent bien leurs noms.

La récurrence des épisodes de torture et de traitements cruels et dégradants, leur occurrence sur plus d’un an à plusieurs endroits, ainsi que la similitude des techniques utilisées démontre que ces pratiques ne sont pas des bavures mais des crimes perpétrés avec l’approbation et l’intention calculée de hauts responsables des forces de sécurité.

Pourquoi les hirakiens sont-ils torturés ?

Bien que l’intention apparente de la torture soit l’extorsion d’informations et/ou de retourner la victime pour en faire un collabo de l’appareil répressif, le véritable objectif politique de cette pratique est de détruire l’identité politique de la victime et de le broyer en tant qu’être humain. L’agression physique et mentale vise à briser la volonté, les croyances, la loyauté et les liens affectifs de la victime, c’est-à-dire son être politique et social.

Cette destruction individuelle vise aussi ce qui est plus large que l’individu : la société dans son ensemble. La peur de la torture se répand dans la société à travers les scènes de répression et d’humiliation qui accompagnent les arrestations après les marches pacifiques, ainsi que par les témoignages d’activistes qui ont été soumis à la torture, tout ceci dans un contexte de silence du gouvernement et des médias. La diffusion de ces nouvelles au sein de la population transforme la souffrance individuelle en une peur collective ainsi qu’en un châtiment ou une menace symboliques dirigés contre l’ensemble de la société. Les segments de la société qui s’identifient aux victimes y voient la menace d’une meurtrissure physique et psychologique, car ils se rendent compte que ces victimes ne sont pas seulement des individus, mais représentent leurs conditions et aspirations sociales et politiques.

Dans la mesure où la torture vise à projeter la douleur comme un équivalent sensoriel de la mort, la peur collective de la torture est une peur de la mort. Le citoyen se rend compte que le message de menace qui lui est adressé est « retire-toi du Hirak sinon tu seras puni ». C’est ainsi que le bourreau de la issaba s’infiltre à l’intérieur du citoyen et s’implante en lui pour paralyser son mouvement par la peur. Même les couches sociales qui ne s’identifient pas aux victimes se sentent anxieuses et tétanisées en raison de leur perception de l’absence d’institutions ou de lois pouvant les protéger de la capacité de certains chefs militaires à violer leur sécurité personnelle et à attaquer leur être profond. Alors que dans les sociétés libres la peur est un état émotionnel et une expérience interne éphémère confinée au sein de l’individu, la peur dans les régimes militaires est avant tout une expérience collective déterminée par la politique.

En ce qui concerne la torture des militaires, cette pratique s’inscrit dans le cadre des conflits entre factions. Si l’on considère le militaire comme un individu dans une société parallèle, à savoir l’institution militaire en général et le clan d’officiers auquel il appartient en particulier, alors les mêmes finalités expliquent l’utilisation de cette pratique contre eux : extorquer des informations, détruire la volonté, les croyances et les loyautés de la victime, et broyer son existence politique, ainsi que terroriser le groupe d’officiers qui s’identifient à lui.

Réactions de la société, du pouvoir et des médias

Les réactions aux révélations de la pratique de la torture depuis le début du Hirak ont été variées. Si ces pratiques divulguées par un petit nombre de victimes ont choqué les hirakiens au point qu’ils ont scandé le slogan « Moukhabarate irhabiya ! », le régime et ses médias sont restés silencieux sur les violations subies par de nombreux hirakiens et même par des officiers de l’armée. Une seule déclaration officielle a été faite promettant d’ouvrir une enquête sur le cas de Walid Nekich, et on est en droit de douter de la volonté des autorités de faire la lumière sur ce cas tant que l’enquête n’est pas transparente, que Walid Nekich n’a pas été entendu par le juge d’instruction sur procès-verbal, tant que le juge d’instruction n’a pas ordonné une expertise médicale des séquelles de torture et désigné des médecins légistes pour le faire, tant que le chef du centre « Antar » n’a pas été convoqué par le juge d’instruction et confronté à Walid Nekich en présence de ses avocats, et tant qu’il n’aura pas ordonné une reconstitution des faits sur les lieux où la torture a été pratiquée au centre « Antar ».

Quant aux élites, elles n’ont pas réagi avec la même force dont elles l’ont fait, par exemple, suite au recours à la torture en Octobre 1988, et les quelques voix qui ont réagi tendaient à considérer ces cas comme des actes individuels d’agents de la sécurité qui devraient être poursuivis par la justice, quelques-unes estimant que ces pratiques nécessitent un changement radical de régime.

Torture et histoire

Des changements structurels profonds sont nécessaires car les réformes superficielles n’ont pas réussi à éradiquer ce crime depuis l’indépendance. La torture n’est pas un phénomène nouveau en Algérie. Elle remonte dans l’histoire de l’Algérie au moins jusqu’à l’ère du colonialisme français. Pendant la guerre de libération, des centaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes ont subi « la question », dont certaines ont été torturées sexuellement, en particulier parmi les moudjahidines, les fedayines et les moussabilines. Parmi les noms bien connus de ceux qui sont morts sous la torture à cette époque, il y a les martyrs Larbi Ben Mhidi et Ali Boumendjel la même année (1957). Peu avant l’indépendance politique du pays, la torture avait déjà été « nationalisée » pour devenir un instrument « national » de contrôle politique. L’un des cas les plus illustres d’assassinats politiques sous la torture est celui du martyr Abane Ramadan qui a été soumis à la torture jusqu’à la mort à la fin de 1957 par les aides d’Abdelhafidh Boussof, chef et fondateur du Ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG), premier service de renseignement algérien. Après 1962, la torture a été pratiquée en Algérie pour museler l’opposition dans toute sa diversité idéologique, et réprimer et terroriser quiconque osait critiquer les politiques publiques du pouvoir. Même des symboles du mouvement national, comme le commandant Lakhdar Bouregâa, le docteur Ahmed Taleb Ibrahimi, le militant Bachir Hadj Ali et le cheikh Abdellatif Soltani n’y ont pas échappé. La torture a également été largement utilisée lors du printemps berbère de 1980 et ensuite pour faire face au soulèvement d’Octobre 1988, lorsque des centaines d’Algériens y ont été soumis. L’Algérie a été témoin des pires formes de torture et de viol dans la campagne systématique qui a touché des dizaines de milliers de citoyens de toutes origines, adultes et enfants, hommes et femmes, civils et militaires, pendant les années de répression qui ont suivi le coup d’Etat de janvier 1992. La répression du printemps noir de 2001 en Kabylie a vu aussi l’usage de cette pratique barbare. Le phénomène de la torture et des traitements cruels et dégradants a diminué après la fin de la sale guerre provoquée par le coup d’Etat, mais il est en recrudescence depuis le déclenchement du Hirak en 2019, surtout ces dernières semaines, au point que le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU a demandé le vendredi 5 mars 2021 aux autorités algériennes de mener des enquêtes rapides, impartiales et rigoureuses sur les allégations de torture et de mauvais traitements en détention (https://bit.ly/30gKiGt).

Rétablir les droits des survivants de la torture

De la même manière que des équipes d’avocats ont été constituées pour défendre bénévolement les détenus du Hirak, il serait souhaitable de former des groupes similaires pour rétablir les droits des victimes de torture et de traitements cruels et dégradants, et traduire en justice les responsables de ces crimes. Le respect des exigences de vérité et de justice est essentiel dans le processus de réhabilitation des victimes, de rédemption des tortionnaires et de restauration de la société. En outre, il garantit le « plus jamais ça » d’une violation grave de l’intégrité physique de la personne qui est par ailleurs imprescriptible.

Il est également urgent de former des groupes de psychothérapeutes pour prendre en charge la réhabilitation des victimes, car la torture est « l’événement le plus terrible qui puisse demeurer dans la mémoire de l’homme ». La plupart des survivants de la torture font face à des difficultés énormes pour reprendre une vie normale et faire face à ses problèmes. L’expérience montre qu’ils restent prisonniers d’un état continu de traumatisme et portent des effets physiques, émotionnels, comportementaux et cognitifs qui leur font perdre les dimensions fondamentales de l’identité : continuité et cohésion de la personnalité, sécurité, confiance, certitude, enracinement, spontanéité et prédictibilité. C’est pourquoi le processus de réinsertion des victimes de la torture n’est pas automatique. Elles ont besoin d’une assistance médicale et juridique, mais également d’un certain nombre d’interventions psychologiques et sociales. Si une assistance régulière est fournie par des experts, il ne fait aucun doute qu’elle peut contribuer à une réhabilitation réussie.

Que faire ?

Etant donné que la majorité des hirakiens qui ont été torturés ou traités de façon cruelle et dégradante s’abstiennent de témoigner en public, il conviendrait de les encourager à le faire car – dans leur « nouvelle Algérie », où les voix sont confisquées et déconstruites en cris antérieurs au langage, où des mensonges y sont gravés et des faits y sont effacés – rendre la voix à toute victime revient à dénoncer et contrecarrer l’appropriation de ces voix par la dictature militaire. Elaine Scarry a raison de dire que « si la torture est un acte qui détruit l’univers, le moi et la voix d’une personne, alors restituer la voix dénonce effectivement la douleur et la réduit, et inverse en partie le processus de torture lui-même. » (Elaine Scarry, The Body in Pain: The Making and Unmaking of the World, Oxford University Press, Oxford 1985, p. 54.)

Mais s’il est urgent de s’attaquer aux conséquences de la torture et des traitements cruels et dégradants, il l’est encore plus de s’attaquer à leurs causes.

Ce traitement structurel pourrait commencer par l’amendement des lois car bien que la Constitution de 2016 interdise les traitements cruels et dégradants, elle n’interdit pas explicitement la torture. Et si le Code pénal algérien définit la torture dans son article 263 bis comme tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales sont intentionnellement infligées à une personne quel qu’en soit le mobile, cette définition reste incomplète et n’est pas conforme à l’article 1 de la Convention contre la torture, que l’Algérie a ratifiée, en ce qu’elle ignore l’intention ainsi que le critère de l’agent public. Si les articles 30 et 41 à 43 du Code pénal considèrent la torture comme une infraction pénale, la loi n’exclut pas la défense des tortionnaires en invoquant les ordres de leurs supérieurs hiérarchiques, et n’interdit pas non plus la torture de manière absolue.

Bien entendu, combler ces lacunes juridiques ne sera d’aucune utilité sans la consécration de l’indépendance de la justice dans le cadre de réformes politiques radicales qui assureraient la séparation et l’équilibre entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, et sans des mesures constitutionnelles, juridiques, organisationnelles et procédurales précises et robustes pour assurer le contrôle démocratique de l’Armée nationale populaire, dans le cadre d’une nouvelle république qui incarnerait les attributs d’un véritable Etat civil.

Il est également nécessaire de revoir les doctrines de sécurité en vigueur au sein de l’institution militaire, car l’armée algérienne a hérité de traditions et de culture militaires françaises, ainsi que de plusieurs de ses doctrines de guerre, par le biais d’anciens officiers de l’armée coloniale ainsi que de la formation des officiers algériens dans les académies militaires françaises. L’entraînement militaire français est un processus de socialisation qui détruit l’identification de l’officier à sa société et cimente, à sa place, des liens et des loyautés exclusivement centrés sur l’organisation militaire. Cette formation façonne fortement leur vision de la société algérienne et de ses valeurs, et façonne leur conception de leur rôle politique ainsi que leur attitude et comportement envers les autorités civiles.

Depuis l’époque coloniale et après l’indépendance, la formation militaire française des Algériens s’est concentrée sur le contrôle interne, ce qui encourage une tendance à s’immiscer dans les affaires politiques internes. Cette tendance idéologique, connue sous le nom de l’« idéologie de la sécurité nationale », est considérée comme une extension du concept de guerre totale et de guerre non-conventionnelle à la question de la sécurité intérieure. L’« idéologie de la sécurité nationale » consacre :

  1. La doctrine que « le peuple est un mythe » et que les forces politiques civiles et sociales qui exigent l’exercice de la souveraineté populaire et/ou la répartition équitable de la richesse nationale sont subversives et menacent la « sécurité nationale » ;
  2. Le dogme que l’armée est l’organe le plus sain et le plus cohérent de la nation et son intervention dans le gouvernement, l’économie, les relations internationales, les partis politiques, les organisations de la société civile, les syndicats, la famille, la mosquée, et les médias sont nécessaires pour protéger la « sécurité nationale » ;
  3. Une forte emphase sur le pouvoir coercitif par la force militaire ;
  4. L’application des doctrines et des techniques de contrôle de la population.

Eliminer la pratique de la torture nécessite également de profondes réformes de l’appareil de renseignement, par le réexamen de son mandat, ses fondements juridiques, sa structure et sa taille, ses pouvoirs, les moyens de le contrôler et de le surveiller, l’examen de ses allégeances politiques et ses violations des droits de l’homme.

La concomitance des news sur la torture du martyr Boumendjel et du hirakien Dernouni symbolise une malédiction destructrice dont nous ne nous débarrasserons pas tant que ces réformes structurelles radicales n’auront pas été mises en œuvre.

Youcef Bedjaoui et Abbas Aroua

Membres de Rachad

7 mars 2021

Annexe 1. Exemples de cas de torture et de traitements cruels et dégradants depuis le début du Hirak, préparés par l’unité des médias de Rachad

https://rachad.org/fr/wp-content/uploads/sites/2/2021/03/torture_algeria_march_2021_annex_01.pdf

Annexe 2. Sélection de publications sur la torture en Algérie

■ منتدى باحثي شمال أفريقيا. تحقيق عن التعذيب في الجزائر. الهڤار، جنيف (2003). https://bit.ly/3ebaL0l

■ Moussa Aït-Embarek. L’Algérie en murmure : Un cahier sur la torture. Hoggar, Genève (1996). https://bit.ly/309aJxO

■ Comité Algérien des Militants Libres de la Dignité Humaine et des Droits de l’Homme. Livre Blanc sur la Répression en Algérie. Hoggar, Genève (1995-1996). (Tome I : https://bit.ly/38nJown ; Tome II : https://bit.ly/3resCXQ)

■ Jacques Vergès. Lettre ouverte à des amis algériens devenus tortionnaires. Albin Michel, Paris (1993). English version : https://bit.ly/3bc84tu

■ Cahier Noir d’Octobre. Comité national contre la torture, Alger 1989. https://bit.ly/3kKDIl0

■ Enlevés, détenus clandestinement, torturés et parfois assassinés par l’armée française : Alger 1957 – des Maurice Audin par milliers. http://1000autres.org/

■ Henri Pouillot. La villa susini. Tirésias, Paris (2001).

■ Raphaëlle Branche. La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962). Gallimard, Paris (2001).

■ Jean-Luc Einaudi. La ferme améziane : Enquête sur un centre de torture pendant la guerre d’Algérie. L’Harmattan, Paris (1991).

■ Pierre Vidal-Naquet. La Torture dans la République : essai d’histoire et de politique contemporaine, 1954-1962. Minuit, Paris (1972).

■ Henri Alleg. La Question. Minuit, Paris (1958).