Communiqués

De la Constitution contre la Transition

Depuis plus de 40 jours, le peuple algérien exprime massivement, pacifiquement, patiemment mais résolument, sa volonté de congédier le régime en place puis d’aller vers une vraie transition démocratique. Ce mouvement national pour un changement radical du système politique a proposé, à travers un grand nombre d’initiatives qui se recoupent, le dénominateur commun suivant : la […]

Depuis plus de 40 jours, le peuple algérien exprime massivement, pacifiquement, patiemment mais résolument, sa volonté de congédier le régime en place puis d’aller vers une vraie transition démocratique.

Ce mouvement national pour un changement radical du système politique a proposé, à travers un grand nombre d’initiatives qui se recoupent, le dénominateur commun suivant : la mise en vacance du chef de l’Etat, puis une transition qui verrait la mise en place d’une présidence collégiale, composée de personnalités nationales intègres, dont un militaire, s’engageant à se retirer du pouvoir au terme de ce mandat, qui mettrait en place un gouvernement d’union ou de salut national pour gérer les affaires courantes de l’Etat, et qui organiserait un débat national inclusif et transparent qui définirait les modalités pour réviser la constitution et organiser les élections au terme de la période de transition. Ces initiatives prônent une transition en rupture avec la constitution actuelle.

Si le peuple est resté constant dans sa volonté de voir un changement fondamental dans la gouvernance du pays, le pouvoir en place n’a cessé, dès le début, de recourir aux manœuvres dilatoires, aux subterfuges, aux louvoiements et aux voltefaces.  À ce jour, malgré six marches nationales ayant drainé des millions de citoyens dans toutes les villes du pays, que l’on pourrait assimiler à des référendums, seule l’exigence du retrait du chef de l’Etat a été concédée.

Le régime en place, à travers la présidence ou l’état-major de l’armée, a refusé jusqu’à ce jour une vraie transition démocratique, c’est à dire une transition qu’il ne contrôlerait pas totalement. Il y a quelques semaines, il prônait une extension du mandat présidentiel, un renouvellement gouvernemental et une conférence nationale supervisée par ses soins.  Aujourd’hui, s’il a renoncé à cette formule, il n’en continue pas moins de préparer une transition dans le cadre constitutionnel en place. Suite à la démission du chef de l’Etat, il espère faire accepter l’impopulaire président du sénat, où, à défaut, une personnalité choisie au sénat, pour conduire une transition dans le cadre constitutionnel actuel.

Cet entêtement à envisager la transition exclusivement dans le cadre constitutionnel présent est défendu par les médias du régime, mais aussi par plusieurs figures et partis politiques qui ont plaidé pour le changement, tels que Ali Ghediri ou le parti Talaie El Houriat, ainsi que par des experts en droit constitutionnel, tels que Fatiha Benabbou et Smail Lalmas.

Pour la majorité du peuple, cette approche légaliste au changement bloque le pays dans sa quête pour une transition démocratique réelle et apaisée. La majorité a souvent raison sur les questions de principes, lors de grands bouleversements historiques, mais il n’en demeure pas moins qu’il est important d’examiner le bien-fondé de la position constitutionnaliste, tout comme il est nécessaire de considérer les raisons qui justifieraient une transition démocratique en rupture avec le cadre constitutionnel actuel.

Les arguments pour « une sortie de crise dans un cadre constitutionnel »

L’argument principal avancé par les légalistes consiste d’abord à affirmer qu’il n’y a pas de bien à violer la loi, et, au contraire, il est prudent et méritoire de se conformer à la loi fondamentale. Ceux qui défendent cette position la complètent souvent en agitant les risques d’un « vide institutionnel » si l’on venait à sortir du cadre constitutionnel. La constitutionnaliste Fatiha Bennabou dit : « les choses doivent se faire de manière graduelle pour ne pas se retrouver devant un vide institutionnel, avec une constitution vidée de sa substance ». (Le Temps, 24 mars 2019) Elle considère qu’un cheminement extraconstitutionnel « fragiliserait l’Etat algérien », ce qui pourrait obliger l’armée à intervenir. (El Moudjahid, 24 mars 2019)

Cette argumentation n’est pas une exception algérienne. Dans la littérature critique des transitions dans le monde, il y a des études qui se sont penchées sur la relation entre les constitutions et les succès des transitions démocratiques. On recense plusieurs argumentations en faveur de transitions dans un cadre constitutionnel. Un des arguments consiste à dire que les transitions démocratiques bénéficient des constitutions car celles-ci offrent un cadre ordonné à la politique turbulente des pays en transition. Un autre argument soutient que les constitutions facilitent le processus de transition dans le sens où l’existence d’un cadre constitutionnel peut persuader un régime dictatorial à se retirer du pouvoir, du fait que la continuité constitutionnelle le persuade qu’une bonne partie de ses projets politiques sera préservée après son départ. Un troisième argument consiste à affirmer que la constance constitutionnelle favorise la transition démocratique parce qu’elle aide à garantir les droits de propriété, ce qui tend à maintenir, et même inciter, les investissements étrangers indispensables à la stabilité politique et sociale durant la transition.

Les arguments pour une transition démocratique en rupture avec la constitution

La réponse à l’argument légaliste principal est de relever que se conformer aux formes est un aveuglement. Le respect de la loi présuppose qu’elle soit respectable. Or la constitution actuelle a été violée maintes fois par les acteurs civils et militaires du régime. Le contre-argument consisterait à rétorquer qu’il faut donc écarter ceux qui ont violé la constitution et non la constitution elle-même.

Le problème avec cette réplique c’est que, justement, si la transition devait se faire dans un cadre constitutionnel, cette transition serait nécessairement contrôlée par une partie du personnel corrompu du régime en place. Par exemple, selon cette constitution, les élections présidentielles devraient se tenir dans 90 jours, sous le contrôle direct d’un président du sénat, d’un gouvernement et d’un conseil constitutionnel nommés par ceux que l’armée elle-même qualifie de « gang », et sous la surveillance d’une instance dissoute par Bouteflika et qui devra être nommée par le chef de l’état par intérim. Un tel scénario est plus susceptible d’exacerber la crise que d’aboutir à une vraie transition démocratique.

Par ailleurs, la constitution amendée de 2016 n’est pas respectable aussi du fait qu’elle soit taillée pour un pouvoir présidentiel régalien qui n’assure pas, entre autres, la séparation et l’équilibre des pouvoirs, et l’indépendance de la justice.

Bennabou et Lalmas, qui défendent la position constitutionnaliste, parlent de la constitution comme si c’était un texte sacré. Ils baignent dans un normativisme qui isole les normes de l’ordre juridique des faits de l’existence politique. La constitution a trait au passé dans le sens où elle apporte au présent les décisions politiques adoptée par ses auteurs dans le passé. Ce qui, hier, n’était que l’opinion politique des décideurs dans le processus d’élaboration de la constitution acquiert avec le temps le prestige ou la dignité de la « Constitution », soit un texte presque sacré que les politiciens, les juges et le public considèrent comme étant au-dessus de la politique. Plus une constitution est vieille, plus elle s’élève au-dessus du politique, et l’inverse est vrai. Il reste que la Constitution est un objet figé du corps politique à un moment passé, même si le passage du temps lui confère une dignité qui fait oublier aux gens qu’à un moment donné ce n’était que du politique. Contraindre les Algériens à une transition dans le cadre constitutionnel actuel reviendrait donc à circonscrire leurs horizons politiques par les entraves politiques du régime qui l’a élaborée et qu’ils honnissent.

Une constitution n’est pas une construction purement normative. Elle relève d’une entreprise politique et appelle donc à une autre observation plus générale. La constitution est une expression du pouvoir constituant du peuple, lui octroyant le droit inaliénable de faire et refaire le cadre institutionnel à travers lequel il est gouverné. Le pouvoir constituant est le pouvoir de formuler ou d’amender une constitution. Si le gouvernement est un pouvoir constitué, le peuple, lui, a le pouvoir constituant. Le gouvernement est assujetti à la constitution, le peuple ne l’est pas : « Sa volonté est toujours légale ; c’est la loi elle-même », comme disait Sieyes.

Un autre argument pour une transition démocratique en rupture avec la constitution provient de l’observation que les transitions faites dans le cadre constitutionnel sont manipulées pour protéger les élites en place de l’Etat de droit ou pour leur donner un avantage dans la compétition politique ou économique après la démocratisation. On sait qu’environ deux tiers des pays qui ont adopté la démocratie depuis la Seconde Guerre mondiale l’ont fait dans le cadre de constitutions élaborées par le régime autoritaire destitué (ex. Kenya, Nigeria, Corée du Sud, Argentine, Chili, Mexique). Ce que les études de ces transitions montrent c’est que les outils constitutionnels sont manipulés par les élites autoritaires sortantes pour répartir le pouvoir et les privilèges en leur faveur, et ce à travers la conception du système électoral, les nominations législatives, le fédéralisme, les amnisties, le rôle de l’armée dans la politique, et l’architecture des cours constitutionnelles. On sait aussi que ces élites mettent des obstacles à la modification du contrat social, à travers des dispositions constitutionnelles qui imposent des seuils de changement à la majorité absolue et qui consolident leurs privilèges.


Constitution et révolution

Les constitutionnalistes comme Bennabou ont une approche manichéenne de la constitutionnalité. Pour elle, une transition en rupture avec le cadre constitutionnel implique « la dissolution ou la transformation de toutes les lois et institutions de l’État [ce qui] constitue plus un danger qu’une solution ». (El Moudjahid, 24 mars 2019) Il n’en est rien. Il est possible d’envisager une vraie transition démocratique qui s’accorde partiellement avec la constitution actuelle et qui conserve certaines institutions en place.

Le discours sur la constitutionnalité de la transition ne doit pas être un camouflage qui cache des volontés de dominer la transition politique que le peuple attend. En vrai, le problème est politique et non juridique.

Le mouvement national pour un changement radical du système politique propose une transition démocratique inclusive et transparente. Les diverses initiatives qui ont été proposées n’excluent en aucun cas la participation d’un représentant l’armée dans la présidence collégiale. L’armée nationale populaire est une partie prenante légitime du processus de transition. La transition démocratique doit se faire avec l’armée et pas contre elle. Le peuple algérien veut une armée forte, républicaine, professionnelle, qui obéit à l’autorité civile exercée par des élus du peuple, mais il ne veut pas d’une armée qui lui dicte le contenu de cette transition.

Or les communications du chef de l’armée ont toutes insisté, jusqu’à ce jour, pour que la transition se fasse exclusivement dans la continuité constitutionnelle. Cette frilosité à s’écarter de la légalité constitutionnelle ressemble plus à une manœuvre pour contrôler la transition qu’à une révérence pour la loi. Elle s’apparente à une ruse pour empêcher le peuple de façonner le contenu de la transition.

L’Algérie n’en est pas à sa première transition démocratique. Elle en a connu une, entre 1989 et 1992. En janvier 1992, l’armée avait fait fi de la légalité constitutionnelle, en renversant un président élu, en dissolvant un parlement, et en annulant les premières élections législatives libres du pays. Elle a remplacé ces institutions par une présidence collégiale (Haut Comité d’Etat) et une assemblée législative (Conseil National de Transition). Si hier l’armée a elle-même mis en place un HCE et un CNT extraconstitutionnels, totalement à l’encontre de la légitimité populaire, pourquoi s’opposerait-elle aujourd’hui à une présidence collégiale et à des institutions de transitions alors qu’elles ont une légitimité populaire écrasante en leur faveur ?

L’armée a renversé le premier gouvernement de l’Algérie indépendante. Elle a fait avorter la première transition démocratique, qui a fini dans la guerre civile et ce régime hybride que le peuple rejette. L’histoire nationale lui offre aujourd’hui une nouvelle opportunité d’être à la hauteur des ambitions du peuple algérien. Elle ne doit pas craindre le changement. Le peuple ne cesse de répéter « djeich, chaab, khawa, khawa ». Il veut un changement avec elle, et non contre elle. Ses officiers, tout en assurant son unité, vont-ils enfin consentir, sans piège et sans violence, à ce que l’Algérie écrive une nouvelle page lumineuse de son histoire ? Auront-ils le courage de faire enfin confiance à ce peuple ?

La constitution de Bouteflika ne doit pas être un piège contre la transition démocratique. La constitution véritable du peuple algérien doit être l’aboutissement de sa révolution démocratique.

Rachad, 4 avril 2019