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Lettre ouverte à un frère de l’Armée Nationale Populaire

  1. Dawla madania, machi…
  2. Dawla madania est-elle dans votre intérêt personnel ?
  3. Dawla madania est-elle contraire aux intérêts de l’ANP ?
  4. Dawla madania menace-t-elle la cohésion de de l’ANP ?
  5. Dawla madania et la sécurité nationale
  6. Dawla madania et la gouvernance civile
  7. Dawla madania et la sécurité intérieure
  8. Dawla madania et l’économie
  9. Dawla madania et la sécurité extérieure
  10. Armée nationale populaire et histoire

Mon frère de l’ANP,

Je viens de rentrer de ma 52ème manifestation du hirak. Ce soir, j’ai l’impression d’avoir frappé à la porte d’un sourd pour la 52ème fois. Par conséquent, j’ai pensé que je devrais vous écrire cette lettre au sujet de nos revendications, car, en tant que militaire, vous n’êtes pas étranger à l’épidémie de surdité qui a saisi ceux qui décident du sort de ce pays.

Cette surdité ne réside pas dans les oreilles ; son site est l’égo et l’esprit. Le pouvoir n’entend que les applaudissements, et on sait que « les puissants aiment feindre la surdité par ce que cela attire les suppliants à s’agenouiller devant leurs trônes ». Parfois, j’ai l’impression que les gifler avec des slogans durs est le seul moyen de percer leur surdité, mais à d’autres moments, comme maintenant, je pense que c’est inutile car ils ressentent la gifle sans l’entendre.

On dit que les mots neutres dans un ton serein aident à l’écoute, alors laissez-moi dans cette lettre essayer de vous expliquer ce que le hirak veut exactement et comment cela vous impacte. Peut-être que grâce à vous, et à d’autres officiers comme vous, les exigences du hirak pourraient éventuellement être entendues, comprises et prises en compte.

Cette lettre n’est pas facile à écrire car je ne sais pas où vous vous positionnez sur la nécessité d’un changement radical dans la gouvernance de ce pays. Je sais que certains officiers croient que de véritables changements, une libéralisation suivie d’une démocratisation sont une menace, et donc que la perpétuation du système actuel avec une répression ciblée sont nécessaires et suffiront à dénouer la « crise ». Ils ont le dessus en ce moment. De l’autre côté du spectre, il y a des officiers qui sympathisent avec le hirak, croient que la démocratisation est le seul moyen de re-légitimer l’ordre politique et considèrent que la répression du hirak isolera l’armée dans la société tout en désavouant sa prétention à incarner l’unité et l’intérêt national. Entre ces deux contraires s’étend la variété « hchicha talba ma’icha » d’officiers plutôt occupés à suivre le chemin de moindre résistance, qui fait le cours tortueux des rivières et le caractère tordu des hommes. Cette différenciation est vraie aussi bien pour les officiers actifs que ceux à « la retraite ». Cette lettre ne présume en rien votre position sur ce spectre.

Cette note est structurée en neuf arguments. Les quatre premiers portent sur des questions internes à l’armée, les quatre suivants concernent des points externes à votre institution, tandis que le neuvième est un argument historique.

Permettez-moi de revenir brièvement sur la manifestation d’aujourd’hui avant d’entamer le premier argument.

0. Dawla madania, machi…

Chaque semaine les Algériens et les Algériennes marchent pendant des heures lors des manifestations et chantent « dawla madania, machi askariya », « djoumhouria machi caserna », « mamama al ‘askar mayahkamnache », « nkamlouha bissilmiya, nnahou al askar min al mouradia ». Il y avait aussi le slogan « généraux à la poubelle, waldjazair teddy listiqlal », qui pourrait vous troubler et sur lequel je dirai quelque chose plus tard, mais permettez-moi d’abord de me concentrer sur dawla madania, car il résume tous les autres slogans.

Tebboune, comme ses prédécesseurs, n’est pas notre président ; il est le désigné de l’état-major et son obligé. Un faux dialogue, une commission électorale bidon et une fraude électorale généralisée, tous commandés par le haut commandement de l’armée, l’ont fabriqué chef d’État. Il doit sa position au commandement de l’armée, pas au peuple. Dawla madania signifie que c’est le président civil, élu librement et équitablement, qui devrait contrôler l’armée et non l’inverse.

Vous n’êtes peut-être pas d’accord avec cela. Certains de vos collègues pensent que ce sont les militaires qui détiennent la souveraineté ou le droit divin de gouverner. Depuis l’indépendance, tous les présidents ont été soit des militaires soit des civils intronisés par la force ou la fraude des militaires qui les ont contrôlés. Le pays n’a jamais connu d’élections législatives et locales libres exceptées celles de l’intermède démocratique entre 89 et 91.

Le hirak appelle à l’indépendance car il n’y a pas de suffrage universel dans ce pays. Tout comme les femmes en Europe ou les Noirs en Amérique, au 19ème siècle. Même vous, dans les casernes, vous n’avez pas le droit de suffrage, car des ordres hiérarchiques vous sont donnés pour élire le candidat du commandement militaire, en plus que les résultats sont truqués au niveau national. Donc, en fait, vous et moi vivons dans un état médiéval où seuls deux douzaines d’officiers ont le droit de choisir qui dirige ce pays. Comme disait Ferhat Abbas, « en Algérie, le Moyen-Âge n’est pas mort. »

Le monde civilisé considère le suffrage universel comme la seule garantie contre le despotisme. Les pays civilisés considèrent leur peuple comme la source de la souveraineté et accordent à chaque adulte le droit de vote. Parce que les gens sont créés égaux. Parce que tout le monde est également affecté par les lois et les politiques de l’État. Parce qu’exclure certaines personnes du vote signifie exclure leur représentation et leurs intérêts. Parce que voter renforce le prestige des gens dans la société ce qui oblige les dirigeants politiques à les écouter pour obtenir leurs votes. Parce que voter instruit politiquement le peuple et maintient son intérêt pour la gestion de ses villes et de son pays.

Bien sûr, notre constitution accorde la souveraineté au peuple et le droit de vote à chaque adulte, mais la hiérarchie militaire la piétine. C’est pourquoi le hirak appelle à un Etat civil, ce qui signifie que c’est le président civil élu qui devrait être le commandant en chef des forces armées.

1. Dawla madania est-elle dans votre intérêt personnel ?

Mon frère de l’ANP,

Lorsque le hirak crie Dawla Madania tous les mardis et vendredis, cela signifie également que c’est le gouvernement, issu d’élections libres et impartiales, qui nomme le ministre de la Défense, qui doit être un civil. La gestion et l’administration du ministère de la Défense devraient relever d’un corps professionnel principalement civil chargé de gérer la carrière des soldats et des officiers.

Ceci n’est pas contre vous, mais dans votre intérêt personnel. Pourquoi ? Sous un véritable gouvernement démocratique civil, votre carrière et votre parcours professionnel seraient sûrs, prévisibles et transparents. On sait qu’en tant qu’officier de l’ANP, votre carrière est précaire, imprévisible et brumeuse. La preuve ? Des chefs d’armée septuagénaires et octogénaires et des colonels et des généraux mis à la retraite à la quarantaine ou cinquantaine. Des informations et des anecdotes sans fin sur le piston, la corruption, l’abus de pouvoir, le clientélisme, les purges, les licenciements injustes, les retraites forcées, ainsi que les mutations (des postes sensibles ou vers des points reculés) motivées par les affaires ou les manœuvres politiques des officiers de l’ANP. En revanche, une gestion professionnelle, équitable et transparente des carrières par des managers civils experts en ressources humaines apportera la sécurité et la prévisibilité à votre carrière, ainsi que la rationalité, le respect des lois et des règles, l’éthique du service, le mérite, la performance, l’intégrité, l’équité, la confiance et le respect dans votre environnement de travail. Un ministère de la Défense dirigé par des civils transformera l’armée du corps féodal ou patrimonial qu’elle a été jusqu’à présent en une force de combat moderne, professionnelle et pleinement institutionnalisée. Ceci n’est pas de l’utopie. Des centaines d’études existent sur la civilianisation des ministères de la défense, par exemple en Argentine, au Brésil, ou en Corée du Sud, qui illustrent des transitions à partir de régimes militaires, ou dans les pays Baltiques, la république tchèque ou la Bulgarie, relevant de transitions à partir de régimes communistes. Evidemment, la civilianisation de ces ministères dans les démocraties occidentales est aussi largement documentée, codifiée et normée depuis des décennies.

Mon frère de l’ANP,

Dans les années 1990, l’Algérie a connu une guerre contre le peuple menée par le système de la « Issaba », qui a confisqué le choix du peuple en janvier 1992, une guerre qui a conduit à près d’un quart de million de victimes. Les Algériens ont connu les affres de la détention arbitraire, de la torture, des exécutions extrajudiciaires, des massacres, des disparitions forcées, des déplacements sous la contrainte, de la destruction du tissu social et de l’effondrement de l’économie du pays.

Peut-être, vous, ou l’un de vos amis ou connaissances dans l’Armée nationale populaire, avez participé, par conviction au service de la patrie, ou forcé par le haut commandement de l’armée à travers les ordres de la hiérarchie, aux crimes dont ont souffert les Algériens. Il se peut également que vous ayez été meurtri par la sale guerre qu’a connue l’Algérie, ou que l’un de vos amis ou connaissances, soldats ou officiers dans l’Armée nationale populaire, a souffert de ses affres ou en a été victime.

Sachez qu’il est de notre devoir à tous de traiter les effets psychologiques et sociaux de la crise aiguë et de la violence intense qu’a connue notre pays. Le rétablissement de l’Algérie dépend de notre capacité à faire face à l’héritage du passé. Cela ne peut se faire que par un processus d’une véritable réconciliation nationale qui n’a rien à voir avec la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » imposée par la « Issaba » au peuple en 2005, perpétuant la falsification des faits, criminalisant la victime et la privant de son droit à la vérité. La véritable réconciliation nationale doit émerger d’un dialogue national inclusif sur cette question, qui inclut toutes les parties prenantes, en particulier les victimes et leurs familles, l’ensemble des forces armées, l’autorité judiciaire et les représentants de la société civile, en particulier les organisations des droits de l’homme. Ce dialogue devrait faire appel à des experts dans les processus de réconciliation ainsi que des psychologues et des sociologues.

La véritable réconciliation nationale repose sur quatre piliers : la vérité, la mémoire, la justice et le pardon. Les victimes et leurs familles, ainsi que tout le peuple algérien ont le droit de savoir exactement ce qu’il s’est passé pendant la décennie rouge et qui est responsable de quoi, que cela concerne les forces armées ou l’insurrection armée. Cela devra se faire par le biais de comités experts et indépendants, et des excuses officielles et publiques devront être prononcées. Il est du devoir de l’Etat et de la société de préserver la mémoire collective et de documenter les événements tragiques qui se sont produits afin d’éviter qu’ils ne se reproduisent à l’avenir.

Une véritable réconciliation nationale requiert le respect du droit des victimes à la justice. Cependant, il ne s’agit pas d’une justice punitive mais plutôt une justice restauratrice à même de reconstruire en même temps la victime, le bourreau et la société dans son ensemble. C’est une justice régie par le principe du pardon, établi et encouragé par notre religion. Le pardon est une politique nationale menée en ce qui concerne tout ce qui est lié au droit public, et un acte individuel volontaire de la part des victimes et leurs familles, en ce qui concerne ce qui est lié au droit privé, une fois qu’elles ont eu accès à la vérité et qu’elles ont été réhabilitées et indemnisées pour le préjudice qu’elles ont subi. Il est du devoir de la justice de poursuivre les hauts responsables qui étaient à l’origine de l’aventure du coup d’Etat et de la répression qui a suivi, même symboliquement, sachant que la plupart d’entre eux sont décédés ou croupissent en prison, afin qu’ils puissent servir d’exemple.

Votre participation au processus d’une véritable réconciliation nationale est vitale et conditionnelle à son succès. Alors, ne refusez pas, pour l’amour de votre patrie et votre peuple, de soutenir une telle initiative qui débarrassera le pays du lourd héritage du passé, consolidera la cohésion nationale et libèrera les énergies du peuple afin de jouir de la paix et de la prospérité.

Mon frère de l’ANP,

La corruption est un fléau qui s’est propagé dans le corps algérien, qui s’est aggravé au cours des deux dernières décennies et s’est répandu à tous les niveaux et de façon systématique sous le règne de la « Issaba ». Ainsi, plus de mille milliards de dollars de recettes des hydrocarbures n’ont pu relancer une économie nationale épuisée, voire effondrée. Aucune institution de l’Etat n’a été à l’abri de ce fléau, y compris l’Armée populaire nationale ; en effets de nombreux officiers haut gradés se sont livrés à des pratiques sans rapport avec leur fonction et leurs prérogatives constitutionnelles. Ils se sont lancés dans des affaires commerciales et financières sans encadrement par la loi, dans divers domaines de l’alimentation, des médicaments et des matériaux de construction, et sont entrés dans des transactions d’achat d’armes suspectes. Tout cela a coûté au trésor public des milliards de dollars sous forme de commissions illégales déposées dans des banques étrangères européennes et arabes.

Le phénomène de la corruption a pris racine parmi les institutions de l’Etat au point qu’il est devenu comme une pratique ordinaire par de nombreux fonctionnaires ; il est même devenu une culture et un « sport national » dans lequel rivalisent des concurrents fiers d’étaler leurs exploits dans les cercles privés.

Nous voulons tous faire sortir l’Algérie du tunnel d’un régime autoritaire contrôlant le pouvoir politique, ayant le monopole des richesses nationales, pour la mener vers un Etat de droit et de bonne gouvernance. Traverser ce tunnel ne réussira que si nous éliminons ensemble le phénomène de la corruption. Et il n’est pas possible d’éradiquer ce phénomène sans unir les efforts de tous et lancer un dialogue national inclusif qui implique les institutions étatiques, les forces politiques et les représentants de la société civile, en particulier les organisations spécialisées dans la promotion de la transparence, afin de formuler une politique nationale intégrée bénéficiant d’un large soutien pour lutter contre la corruption.

Toute politique nationale de lutte contre la corruption doit s’attaquer aux dossiers de corruption qui, au cours des deux dernières décennies, ont impliqué de nombreux Algériens. Le traitement de ces dossiers doit s’éloigner de l’esprit de vengeance et se concentrer sur les intérêts suprêmes de l’Algérie. Il existe de nombreuses options qui peuvent être étudiées, comme donner au commis de l’Etat (civil ou militaire) impliqué dans des affaires de corruption le choix entre se consacrer à la fonction publique ou s’occuper de la gestion de la fortune privée. Par ailleurs, le pourcentage de l’enrichissement mal-acquis qui devra être restitué au Trésor public en échange d’une amnistie, pourrait être fixé, à condition que le reste de l’enrichissement soit investi dans des projets nationaux. Il est du devoir de la justice de poursuivre les principaux acteurs de la corruption, même symboliquement, sachant et la plupart d’entre eux sont décédés ou croupissent en prison, afin qu’ils puissent servir d’exemple.

Vous avez un rôle important à jouer pour sauver l’Algérie du fléau de la corruption qui ronge le corps de la nation. Soyez donc avec votre peuple, main dans la main, pour coopérer à la lutte contre cette calamité et à la construction de l’Algérie de demain, où règnera la transparence et où chacun bénéficiera de la paix, de la dignité et de la prospérité.

2. Dawla madania est-elle contraire aux intérêts de l’ANP ?

Mon frère de l’ANP,

Dawla madania signifie que c’est le gouvernement civil élu qui décide du budget du ministère de la Défense, pas les généraux. Un Etat civil signifie que le Parlement a le droit de tenir le ministre de la Défense responsable de la façon dont le budget est dépensé, des contrats conclus entre le ministère de la Défense et des partenaires économiques, sécuritaires ou militaires, ainsi que des politiques militaires, de sécurité et de formation, etc. Mais ceci n’est pas contre les intérêts de l’armée, comme l’affirment certains officiers cyniques. Les démocraties disposent des forces armées les plus capables du monde.

Un budget gouvernemental reflète les valeurs et les priorités d’une nation et de son peuple. Le budget de la défense devrait couvrir les dépenses pour des équipements robustes, des systèmes d’armes fiables et de bons salaires pour le personnel de défense. Il devrait cependant être dans les normes internationales, ni très en dessous comme dans les pays sans menace extérieure perceptible, ni bien au-dessus d’eux comme dans les Etats garnison où l’armée est hypertrophiée et plus dotée en ressources et mieux organisée que l’Etat lui-même.

Cette budgétisation devrait également être guidée par une vision pour développer progressivement des capacités de défense nationale autonomes. Viser l’autosuffisance doit être le fondement de notre politique d’achat d’armes, car notre histoire et notre région nous apprennent que même notre ombre nous abandonne quand les ténèbres pointent à l’horizon. En outre, de nombreuses études statistiques démontrent sans l’ombre d’un doute que la dépendance militaire (entraînement militaire à l’étranger, importations d’armes et de matériel militaire, assistance militaire étrangère) permet aux pays fournisseurs d’armes et de services d’exercer une influence sur la hiérarchie militaire des pays importateurs. Cette dépendance à l’égard des armées étrangères est significativement corrélée à une propension accrue aux coups d’Etat et à la répression. Les ventes d’armes et les services militaires (programmes de formation et d’assistance militaires) sont motivés par des considérations commerciales mais aussi géopolitiques. Ils facilitent l’accès aux hiérarchies militaires des pays importateurs ainsi que l’influence sur celles-ci, qui deviennent souvent des auxiliaires imposant la politique des puissances étrangères fournissant les armes et les services.

Mon frère de l’ANP,

Notre pays est si vaste qu’une mobilité rapide est essentielle non seulement pour le défendre, mais aussi pour intégrer ses régions et ses habitants et pour développer son économie. Une industrie aéronautique nationale est nécessaire et s’est faite attendre trop longtemps. Les Chinois, les Sud-Africains, les Emiratis, les Italiens ou les Turcs ne sont pas meilleurs que nous, et nous pouvons développer des capacités pour construire des drones, des hélicoptères, des avions d’entraînement, de reconnaissance ou de transport dans un proche avenir. Une fois que notre industrie aéronautique aura grandi et mûri, rien ne nous empêchera de développer des avions de combat.

Concernant les drones, certains médias ont fait de la surenchère nationaliste creuse pour vanter une avancée technologique algérienne, alors que l’on sait qu’il s’agit simplement de modifications légères de drones émiratis eux-mêmes des copies de systèmes ukrainiens du KABD. Une industrie aéronautique nationale véritable ne peut fleurir sans un système politique légitime et stable, animé par une économie dynamique, où existe un système éducatif efficace, une université performante qui forme des ingénieurs en électronique, aéronautique, mécanique, électricité, informatique, et en science de matériaux de haute qualité. Par ailleurs, sans souveraineté technologique de l’avionique, rien ne garantit que ces drones, ou nos autres aéronefs de guerre, feront ce qu’il est attendu d’eux en temps de guerre.

Je suis sûr que vous convenez qu’il n’est pas digne que notre pays mendie auprès d’une puissance étrangère des images satellite de son propre territoire. Le développement d’infrastructures spatiales nationales, la recherche et les activités spatiales sont également attendus depuis longtemps. Notre pays peut et doit construire ses propres satellites, à des fins civiles et militaires, et nous devrions éventuellement les mettre en orbite nous-mêmes.

Nous sommes une grande nation méditerranéenne avec plus de mille kilomètres de côtes à défendre. Nous avons acheté des corvettes, des frégates, des sous-marins, des navires d’assaut amphibie, des bateaux de patrouille, des chasseurs de mines, des bateaux lance-missiles et des bateaux auxiliaires de Russie, de Chine, d’Italie et d’Allemagne. Il est également très dommage que nous ne construisions pas nos propres pétroliers ou gaziers et pas même nos bateaux de pêche. C’est une trahison de notre géographie et de notre histoire. Il y a quelques siècles à peine, nous étions une force navale majeure en Méditerranée, dirigée par certains des plus grands amiraux navals de l’histoire. Depuis le XIIe siècle, notre pays avait plusieurs chantiers navals construisant des navires et les armant, mais environ six décennies après l’indépendance, nous n’avons même pas un seul chantier naval pour construire des navires militaires ou commerciaux. Une industrie navale s’est également faite attendre trop longtemps.

Notre pays importe des chars, des véhicules de combat, de l’artillerie, des lance-roquettes, des missiles et des armes légères pour nos forces terrestres, ainsi que des systèmes de guerre électronique, des radars, des systèmes de gestion de défense aérienne, des systèmes de défense aérienne à base de missiles, des armes antiaériennes et des missiles sol-air pour défendre son espace aérien. Ici aussi, la budgétisation doit également être guidée par une vision de fabriquer progressivement ces capacités de défense dans le pays afin que nous puissions nous tenir debout tout seuls à moyen et long terme.

Des écoles et des académies militaires de classe mondiale, des centres d’études et de recherches stratégiques, et au moins un département d’études de guerre dans notre meilleure université devraient également être intégrés dans un budget prospectif.

Bref, Dawla madania ne signifie pas une armée mal payée, mal équipée ou mal entraînée. Au contraire. Mais nous devons viser ce dont nous pensons être capables, et non nous limiter à ce que nous avons fait dans le passé.

Mon frère de l’ANP,

Personne ne peut nier que, dans le système pourri actuel, une partie du corps des officiers a recherché le prestige en tant que domination du système politique, le prestige comme ombre du pouvoir sur les élites civiles, faisant et défaisant les présidents, les ministres, les walis, les diplomates, les députés, les chefs de partis, etc. Le prestige comme reflet de l’argent souvent acquis de manière illégale. La grandeur ne réside pas dans l’affaiblissement et la manipulation des civils, dans la guerre contre la société, le dévorement de ses propres enfants, la dépossession de son peuple, la paralysie de son pays.

Dawla madania signifie que vous et vos collègues officiers acquerrez du prestige et de la grandeur par la qualification, l’expertise et les compétences dans le développement des capacités de défense nationale, par la contribution au bien-être et à la croissance de l’armée, ainsi que par le sens des responsabilités, l’humilité, le service, et l’excellence du caractère.

3. Dawla madania menace-t-elle la cohésion de l’ANP ?

Mon frère de l’ANP,

On sait que certains des officiers opposés à une véritable démocratisation du système politique avancent que Dawla madania pourrait menacer la cohésion de l’ANP. C’est loin d’être la vérité.

En ce qui concerne les lignes de faille horizontales au sein de l’armée, le seul risque provient du comportement féodal de certains officiers et non du peuple ou des politiciens. « Djeich, chaab, khawa khawa » reflète l’unité que notre peuple ressent envers l’armée. Les Algériens sont viscéralement attachés à l’unité du peuple, du territoire et de l’armée. Les seuls risques à cet égard concernent un certain mécontentement dans les rangs subalternes dû à des manquements dans le respect de leurs droits sociaux et à une sous-culture féodale au sein de l’armée qui fait que certains officiers ne font pas de distinction entre l’institutionnel et le privé, et traitent les soldats et leurs collègues subalternes comme leurs serviteurs.

Quant aux fissures verticales au sein de l’armée, Dawla madania va les colmater parce que les conflits, les luttes intestines et la méfiance au sein des hiérarchies militaires sont connus pour être les conséquences du factionnalisme, de la politisation et de la corruption. Les armées professionnelles dans les pays démocratiques ne sont pas politisées et ne se divisent pas en factions.

Les luttes intestines que vous avez vues en décembre dernier entre le feu chef d’état-major et les généraux des services de renseignement pour introniser Tebboune ou Mihoubi rappellent la discorde que nous avons constatée lors des élections présidentielles de 2004. Au cours des années 90, les Algériens ont découvert que la hiérarchie militaire se divisait en deux factions, appelées alors « les éradicateurs » et « les réconciliateurs », qui coopéraient et projetaient l’unité lorsque la primauté militaire était menacée, mais se battaient férocement lorsque cette menace s’éloignait et que l’équilibre des pouvoirs entre elles se rompait. Ces clans se sont combattus par des promotions et rétrogradations, des affectations, des purges, des assassinats, des coups d’Etat et des tentatives de coups d’Etat, des attaques politiques ou médiatiques par le biais de leurs auxiliaires civils, et même en intensifiant les violations des droits de l’homme pour se discréditer mutuellement. Ces clans ont été grosso-modo interprétés comme les successeurs factionnels de l’ALN de l’intérieur, d’une part, et de l’ALN extérieure et les ex-soldats de l’armée française, d’autre part.

Ce factionnalisme est rentré en latence lors des deux premiers mandats de Bouteflika, qui a utilisé des tactiques préventives des putschs pour diviser et tenir l’armée, mais il a refait surface sous une autre forme durant l’été 2018 quand la participation de certains généraux dans le trafic de cocaïne a été utilisée dans des règlements de compte entre des officiers impliqués dans des réseaux politiques, commerciaux et de corruption, concurrents. Ces hostilités entre factions ont atteint leur apogée après le soulèvement du 22 février, qui a été suivi par le licenciement, la mise à la retraite anticipée, l’emprisonnement ou l’évasion à l’étranger d’un certain nombre d’officiers. La hiérarchie de l’ANP projette aujourd’hui l’image d’un commandement non professionnel, déchiré par les conflits de clans, la méfiance et les dissensions résultant de l’intervention dans le champ politique ainsi que de l’implication dans des réseaux politiques, marchands et de corruption rivaux.

Il est clair que la principale menace à la cohésion militaire provient du factionnalisme structurel, de la politisation et de la corruption au sein du commandement, et non de Dawla madania. Au contraire, Dawla madania vise à protéger l’armée des contingences du processus politique, et en particulier des vices du système politique actuel qui devrait être radicalement refondé. Le contrôle démocratique des forces armées signifie l’élimination du factionnalisme et de la politisation, d’une part, et la professionnalisation, de l’autre, afin de rendre l’armée suffisamment forte pour gagner des guerres mais peu disposée à intervenir dans les affaires politiques internes, renforçant ainsi l’institutionnalisation de relations civil-militaires saines dans ce pays.

4. Dawla madania et la sécurité nationale

Mon frère de l’ANP,

Certains officiers de la ligne dure contre le changement ont des préoccupations idéologiques à propos de Dawla madania. Je ne sais pas si vous les partagez ou non, mais essayons de les évaluer. Tout comme le principe révolutionnaire de la primauté du politique sur le militaire a été rejeté par certains officiers supérieurs pendant la guerre de libération, les appels incessants du hirak pour Dawla madania semblent avoir suscité la même réponse de la part de certains faucons à la tête de l’ANP. Entre ces jalons, cette tendance d’officiers a perpétué ce penchant idéologique bien enraciné. Elle avait invoqué la légitimité révolutionnaire et le développementalisme à la fin des années 60 et 70 pour justifier son contrôle constant du processus politique, puis a reculé tactiquement pendant la première transition démocratique, entre 1988 et 1991, mais a redéployé par la suite son contrôle du processus politique au nom d’une guerre contre-insurrectionnelle contre le terrorisme que son putsch de janvier 1992 avait causé. Pendant la plupart des quatre mandats de Bouteflika, cette tendance d’officiers justifiait le contrôle continu du processus politique, un contrôle ferme mais moins ostensible par les services de renseignement militaire, au motif de maintenir la stabilité et de sauvegarder la sécurité nationale et celle de l’Etat.

Arrêtons-nous sur ces dernières préoccupations sécuritaires, qui semblent être le principal argument idéologique que les officiers intransigeants opposent à l’acceptation de la demande du hirak d’une véritable transition vers la démocratie. Cet argument sera traité en quatre points.

Premièrement, le militarisme ne fait pas de distinction entre la sécurité nationale, de l’Etat, et du régime. Il confond les trois, alors qu’en fait elles sont très différentes. La sécurité du régime est une chose, celle de l’État en est une seconde et celle de la nation en est une autre.

La sécurité du régime est la capacité de l’élite dirigeante à garantir son pouvoir par la répression et la manipulation politique. Celle-ci, l’armée la fournit évidemment. Cependant, la sécurité de l’Etat, dans le sens du maintien de l’intégrité et du fonctionnement des institutions et de l’idée d’Etat, n’existe pas dans notre pays. Une crise de légitimité chronique, une faiblesse institutionnelle, une incapacité à mettre en œuvre une politique nationale ou à remplir les fonctions de base de l’Etat, la centralisation du pouvoir politique par des élites restreintes qui contrôlent l’appareil gouvernemental dans leur propre intérêt, la corruption structurelle, de grandes protestations nationales et une crise économique en cours sont tous des preuves structurelles de l’absence de sécurité de l’Etat.

La sécurité nationale au sens de la sécurité de toute une entité socio-politique, une nation avec son propre mode de vie et son autonomie gouvernementale n’existe pas dans notre pays. Par exemple, la sécurité alimentaire, la sécurité économique, la sécurité sanitaire, la sécurité politique (jouissance des droits civils et politiques et l’absence d’oppression politique) et la sécurité environnementale (protection contre les crues soudaines, les incendies, la sécheresse, les tremblements de terre et la désertification) font manifestement défaut dans notre pays. Les droits de l’homme et les libertés précèdent et transcendent l’Etat ou la nation. La sécurité de l’Etat ne constitue pas une fin en soi, mais elle est un moyen par lequel la personne peut se réaliser pleinement, et un moyen qui contribue à la réalisation du bien commun de la société. Cependant, la sécurité humaine – être à l’abri du besoin, de la peur et la liberté de vivre dignement – manque dans la vie du citoyen algérien.

Deuxièmement, cette contradiction – entre la sécurité du régime d’une part et la sécurité de l’Etat, la sécurité nationale et la sécurité humaine d’autre part – est connue sous le nom de dilemme d’insécurité typique des Etats défaillants du monde sous développé. Cette condition d’insécurité signifie que plus l’appareil militaire s’efforce de sécuriser le régime, plus les niveaux de sécurité étatique, nationale et humaine diminuent. La poursuite de la sécurité du régime à court terme sape l’intérêt à long terme de la consolidation de l’Etat et de sa sécurisation, et de la réalisation de la sécurité nationale et humaine.

On sait que cette condition s’auto-perpétue car les efforts du régime pour assurer sa propre sécurité par la force produisent une résistance croissante de la société et un affaiblissement de la base institutionnelle de l’Etat ainsi que de la sécurité de la nation dans son ensemble. Cet affaiblissement de l’Etat, à son tour, compromet la sécurité du régime, qui recourt à de plus en plus de force pour se sécuriser, sapant davantage l’État. Un cycle d’insécurité vicieux ou une spirale s’ensuit, les gardiens se transforment en bourreaux, les instruments de coercition se transformant finalement en une menace contre le régime, qui peut s’effondrer brusquement et conduire à l’anarchie.

Mon frère de l’ANP,

Troisièmement, revenons brièvement sur le vortex d’insécurité en Algérie. Après que les généraux de l’armée eurent décidé d’interrompre la première transition démocratique pour des raisons de « sécurité nationale », ils ont utilisé la force pour détruire et disperser un parti politique agrée puis la guerre contre-insurrectionnelle pour écraser la réaction violente à leur putsch. Ils ont instrumentalisé les services de renseignement pour en faire un bras politique, le DRS, qui a recouru à la censure, au contrôle des médias, à la cooptation des opposants, à la subversion, à l’implosion ou à l’affaiblissement des partis véritables, à la création de faux partis, à la disqualification des candidats, au charcutage et à la manipulation des règles électorales ainsi qu’au truquage des bulletins de vote, en plus du contrôle des syndicats, des mosquées, des associations culturelles, artistiques et sportives, et d’autres organisations clés de la société civile. Cet engineering politique a servi à fabriquer une façade démocratique multipartite, utile pour obtenir un certain degré de légitimité internationale, tout en conservant un contrôle efficace du processus politique à travers le DRS.

Ni la fin de la sale guerre, ni le soulèvement de 2001 en Kabylie, ni les émeutes chroniques dans tout le pays, ni le printemps arabe n’ont incité le régime à engager de véritables réformes démocratiques pour consolider l’Etat. Préférant la sécurité du régime à court terme à l’intérêt et à la sécurité nationaux et étatiques à long terme, le DRS – encore ivre de son « succès » durant les années 90s – a poursuivi cette stratégie tout au long des années Bouteflika. La rente pétrolière a été gaspillée pour bander certains griefs sociaux, acheter les loyautés et financer les réseaux clientélistes toujours plus nombreux. La corruption est montée en flèche, sous la barbe ou avec la bénédiction du DRS, puis est devenue le principal moyen d’intégrer l’Etat. Une pyramide de corruption, d’incompétence et de médiocrité règne depuis sur le pays. Comme l’avait noté Platon il y a environ 2 400 ans, l’ingérence des soldats dans ce qui ne les concerne pas « ruine la cité ».

Le hirak national inattendu, né le 22 février 2019, a entraîné la chute de Bouteflika et l’emprisonnement d’une faction du régime. Au lieu d’accepter les appels du hirak à une véritable transition démocratique et à un Etat civil, la faction dominante au sein de l’état-major de l’armée, piégée par le dilemme de l’insécurité, a opté pour le choix habituel ou familier, le choix de l’accoutumance à l’échec. Refusant d’écouter, elle a plutôt recouru à son bras politique, le DRS, pour harceler et réprimer sélectivement le hirak tout en imposant par la force et la fraude un faux président dont le principal mandat sera de superviser le ravaudage de la façade de démocratie multipartite.

Quatrièmement, le hirak considère que cette option équivaut à fouetter un âne mort. Il ne remarchera plus. A la fin, le commandement de l’armée devra choisir entre la sécurité du régime, nécessitant une répression plus large que celle des années 90, ce qui pourrait déclencher une nouvelle guérilla conduisant à l’effondrement et à la désintégration de l’État, ou bien accepter la péremption de ce régime et aller vers une véritable consolidation de l’État par la démocratie. Ils devront trancher entre devenir les gardiens de l’Etat et de la nation algérienne ou rester les martyriseurs du peuple algérien, c’est-à-dire entre la sécurité comme moyen de consolidation de l’Etat algérien et l’émancipation et le progrès de son peuple ou alors la sécurité comme fin en soi.

Mon frère de l’ANP,

Einstein a dit que l’on ne peut pas résoudre un dilemme avec le même esprit qui l’a engendré. On sait aussi que dans les dilemmes, si l’on ne risque rien, on risque tout. De toute évidence, la solution définitive à long terme au dilemme de l’insécurité est Dawla madania.

Cela signifie le démantèlement de la police politique, de tous les services de renseignement et de sécurité qui surveillent et contrôlent les civils – militants, partis, presse, syndicats, juges, religieux, entrepreneurs, sportifs, artistes etc. – que certains d’entre eux manipulent pour bidouiller une scène politique artificielle qui sert les objectifs circonstanciels du commandement militaire.

Les services de renseignements et de sécurité sont nécessaires pour la survie des Etats mais leurs mandats, leurs assises légales, leurs structures et dimensions, leurs pouvoirs, leurs contrôles, leur impartialité, et leurs gestions des données personnelles doivent être rigoureusement définis, codifiés et régulièrement examinés pour qu’ils ne soient pas utilisés contre la société qu’ils sont sensés servir et protéger. Les entités coercitives ultrasecrètes et non transparentes sont utiles à la sécurité du régime mais constituent un danger pour la sécurité nationale et celle de l’Etat. Elles devraient être dépourvues de leurs pouvoirs arbitraires et soumises aux normes d’un Etat de droit. Cela signifie que le parlement élu devrait avoir le pouvoir d’interroger tous les dirigeants des services de sécurité et de renseignement sur le décaissement de leur budget, leurs activités et les violations éventuelles des droits des citoyens. Cela veut aussi dire qu’un système judiciaire indépendant devrait avoir le pouvoir de surveiller et d’emprisonner tout officier et tout commandant des services de sécurité et de renseignement dans toutes les questions relatives aux violations des droits de l’homme, à la corruption, ainsi qu’à la mauvaise gestion, etc. Bien entendu, les chefs des services de renseignement devraient être des civils nommés par le gouvernement élu. Quant au chef de la DCSA, il devrait être nommé par l’armée.

Enfin, Dawla madania implique pareillement que les doctrines de sécurité enseignées dans les académies militaires et les écoles de sécurité et de renseignement devraient faire la distinction entre la sécurité du régime, celle de l’Etat et la sécurité nationale. Elles ne devraient pas considérer le peuple comme une menace pour la sécurité nationale comme c’est le cas actuellement. Il s’agit d’une doctrine des armées coloniales, une doctrine basée sur le contrôle interne. Dans un Etat civil, l’armée a pour mission de se concentrer sur les menaces extérieures.

5. Dawla madania et la gouvernance civile

Mon frère de l’ANP,

Après avoir traité les quatre questions internes à l’ANP, je voudrais maintenant aborder la première des quatre questions externes à l’ANP : la nature du régime civil.

Il y a des officiers qui s’opposent à la gouvernance civile au motif a) qu’elle pourrait échouer dans la gestion du pays, ou b) qu’elle pourrait provoquer de profondes divisions ou polarisations dans le pays, ou c) qu’un parti idéologique hégémonique pourrait émerger et tenter de capturer l’Etat. Chacun de ces scénarios menacerait la sécurité de l’Etat et obligerait l’armée à intervenir à nouveau dans le processus politique.

La première objection ne peut être un motif pour refuser la transition vers la démocratie. La plupart des Algériens conviennent que le règne militaire, direct et indirect, des 57 dernières années a été un échec. Refuser une voie menant à une défaillance hypothétique parce qu’il serait plus sûr de continuer avec un système incontestablement déficient n’est pas logique. Les Algériens aspirent à choisir les meilleurs d’entre eux pour gérer leurs affaires. Si le gouvernement qu’ils choisissent échoue, ils le changeront pour un meilleur, comme cela se fait dans des dizaines de pays démocratiques avancés ou en développement.

La seconde objection n’est pas convaincante, compte tenu de tous les efforts déployés par la police politique et ses auxiliaires médiatiques au cours de l’année écoulée pour polariser le hirak et le diviser ethniquement, d’une part, et la magnifique unité nationale avec laquelle les gens ont riposté à cette provocation, de l’autre. Bien sûr, une fois qu’un véritable système démocratique sera mis en place, rien n’exclut l’émergence de forces politiques qui tenteraient de créer de profondes divisions ou polarisations dans le pays. Cependant, une telle éventualité peut être facilement contrecarrée par des moyens constitutionnels et des lois relatives aux partis, aux menaces à l’unité nationale ainsi que des lois portant sur les discours de haine, qu’ils soient raciaux, régionaux, religieux ou idéologiques.

La troisième crainte peut également être écartée par des garanties constitutionnelles et des moyens politiques. Les constitutions des démocraties établies contiennent des procédures explicites pour destituer un dirigeant ou révoquer un parti autoritaire du pouvoir. Par ailleurs, des appréhensions de ce type peuvent être exprimées ouvertement dans les dialogues et négociations politiques au cours des transitions démocratiques et des mécanismes politiques peuvent être convenus pour garantir que ce scénario ne se matérialise jamais.

Mon frère de l’ANP,

On sait qu’il y a des officiers qui ont des objections inexprimées mais néanmoins plus fortes et plus viscérales que celles discutées ci-dessus. Du haut des tours de la culture militaire, ils méprisent les politiciens civils et se moquent de l’idée que ces créatures pourraient exercer un contrôle sur eux. La cérémonie d’investiture de Tebboune illustre bien ce que ce type d’officiers considère comme des politiciens acceptables : des vassaux qui jouent la comédie du maître. Ils se disent : « Comment ces esclaves pourraient devenir nos égaux ou, pire, nos maîtres ? » De tels officiers sont horrifiés par Dawla madania parce que, à leurs yeux, cela inverserait le contrôle asymétrique actuel maître-esclave.

Le problème du militarisme est qu’il ne politise pas seulement les militaires ; il militarise également la politique. Pour reprendre les mots d’un général « progressiste » retraité l’an dernier à propos des politiciens civils : « Ils font tous le garde-à-vous (igardfou gaâ) ! ». Cette caste politique dans toute sa diversité est l’image miroir du commandement militaire qui l’a façonnée : des responsables sans pouvoir au service de puissants sans responsabilité, des pantins visibles qui se complaisent des fils qu’agitent leurs marionnettistes invisibles. Il y a ceux qui rivalisent en servitude pour gagner le patronage militaire, pour se faire élire, pour faire asseoir leur parti au parlement ou y augmenter leur quote-part. D’autres encouragent le factionnalisme militaire, manœuvrant ou actant les instructions politiques d’un clan contre l’autre, ou même en offrant leurs services pour tel ou tel général en échange d’un bénéfice ultimement décaissé de la rente pétrolière. Il y a ceux qui se spécialisent dans le trompe-l’œil démocratique en jouant le rôle d’« experts » civils qui examinent les questions de défense à l’Assemblée nationale. Jusqu’à présent, leur « réalisation » totale a été l’organisation d’une journée parlementaire sur le « Nouveau terrorisme international », l’exam « des amendements au projet de loi concernant la création d’une médaille de participation pour l’Armée nationale populaire » ainsi qu’une journée d’étude sur « le rôle des recherches scientifiques dans le développement et la modernisation des armées », après une visite à l’académie de Cherchell.

Un énorme fossé moral sépare cette caste politique corvéable du hirak, qui la considère comme partie intégrante du problème. Un fossé culturel tout aussi énorme sépare le hirak de la conception politique obsédée par le contrôle de ces officiers. Loin d’être engagé dans une dialectique maître-esclave avec la hiérarchie de l’armée, le hirak aspire à la libération de tous, des opprimés et des oppresseurs, et à l’égalité de tous les citoyens dans un État de droit. Dawla madania ne vise pas l’hégémonie civile contre les militaires, mais promeut le contrôle démocratique de tout le gouvernement, y compris l’armée.

Il aurait été possible de dissiper ces appréhensions s’il n’y avait pas eu un gouffre communicationnel entre les appels assourdissants du hirak à démilitariser l’État et le quasi-silence de l’opposition agréée pour articuler ces appels et expliciter ce qu’ils impliquent pour les militaires. Il est vrai que seules quelques personnalités communiquent sur la place des militaires dans une Dawla madania et sur le contrôle démocratique de l’armée. Parmi ceux-ci, beaucoup sont inexpérimentés dans les relations civil-démocratiques et les questions de défense, et leur conception de la Dawla madania s’arrête à un engagement de l’armée de ne plus intervenir politiquement et d’accepter la nomination de civils à la tête du ministère de la défense et des services et de sécurité. Ils ne prêtent aucune attention aux institutions, aux lois, aux règles et aux paramètres à mettre en place pour guider les militaires vers des relations civil-militaires saines.

Mon frère de l’ANP,

Le commandement de l’armée est le seul responsable de cet état de fait. Lorsque le bâton du DRS est agité pour terroriser la société et dissuader les politiciens de dire ce qu’ils pensent et de nommer les choses, et quand la carotte de la rente pétrolière est mésusée pour corrompre, réduire au silence et manipuler certains d’entre eux, on ne peut en toute honnêteté leur reprocher de ne pas avoir pris l’initiative de s’informer sur les questions de défense et sur la manière de gérer sainement les relations civil-militaires dans une démocratie.

Ce que nous savons des expériences de nombreux pays d’Amérique du Sud, c’est que la démocratisation, à partir d’une dictature militaire, et l’établissement de relations civil-militaires démocratiques est un processus graduel. Les politiciens sont avant tout intéressés par leur propre survie politique. Lorsqu’ils voient le bâton du Parlement et du pouvoir judiciaire derrière eux et la carotte des prochaines élections devant eux, ils prennent l’initiative de maîtriser leur projet de consolidation de l’ordre démocratique. Il n’y a pas lieu de douter que la même chose se réalisera dans notre pays. Une fois l’épée de la police politique démantelée, des politiciens compétents et des partis représentatifs émergeront. Ils apprendront rapidement les questions de défense et la manière de gérer des relations civil-militaires viables, avec l’armée non contre elle, au sein d’un Etat démocratique plus large. L’affranchissement des départements des sciences politiques dans les universités de la sujétion aux moukhabarat et le dévouement de certains d’entre eux aux recherches, aux études comparatives et à l’enseignement des relations civil-militaires, de la sociologie militaire et du contrôle démocratique des forces armées accélèrera ce processus.

6. Dawla madania et la sécurité intérieure

Mon frère de l’ANP,

Certains officiers s’opposent à la gouvernance civile parce qu’elle pourrait ouvrir la porte à des demandes ou des mouvements sécessionnistes, ou bien provoquer l’émergence d’une insurrection armée. Selon eux, cela mettrait en péril la sécurité intérieure de l’État et pousserait l’armée à se redéployer sur la scène politique.

Cette préoccupation est en principe légitime et partagée par tous les Algériens. Cependant, dans la pratique, l’argument qu’elle implique est inadmissible. Premièrement, un mouvement sécessionniste (MAK) a vu le jour en 2001, sous le règne de Bouteflika, dominé par l’armée. Ce mouvement n’a pas été réprimé même lorsqu’il a appelé à la violence en juin 2018. De même, c’est le commandement de l’armée à travers son putsch qui a provoqué l’émergence d’une insurrection armée dans les années 90. Si ces deux manquements réels ne devraient pas délégitimer l’armée de contrôler le processus politique, pourquoi une concrétisation hypothétique de ces préoccupations sous un futur Etat civil délégitimerait-elle les civils à gouverner ? Cette posture est incohérente.

Deuxièmement, depuis le début du hirak, les renseignements militaires ont éhontément attisé le feu du racisme contre la Kabylie en utilisant toutes les plateformes médiatiques qu’ils contrôlent, y compris la télévision nationale, dans une tentative désespérée de diviser le hirak. Cependant, la société algérienne a riposté vigoureusement à cette menace raciste et divisive et a fermement défendu l’unité nationale.

Troisièmement, le hirak prêche et pratique la non-violence. Des millions de citoyens manifestent depuis un an, sans avoir cassé une seule vitre ou brûlé un seul pneu ou une seule voiture, nettoyant régulièrement les rues après la manifestation. Ils ont maintenu cette non-violence malgré de nombreux épisodes de brutalités policières, ainsi que des attaques de baltagias largement suspectés d’être télécommandés par l’Etat profond. Une nouvelle culture de protestation et de résistance non-violente a émergé dans la culture politique de notre pays. Le hirak promeut les valeurs civiques et une approche non-violente aux questions politiques, et si cet essor et maturation dans notre culture politique nationale devaient être nourris et consolidés à travers le système éducatif, la culture et les médias, ils produiront une stabilité politique pour des générations à venir. Les inquiétudes concernant des manifestations violentes conjecturales dans une transition démocratique ou une démocratie consolidée semblent donc mal fondées.

Enfin, si on ne peut rationnellement exclure les risques de sécession et d’insurrection, il faudrait alors corréler ces risques à la perpétuation du système actuel, une mascarade démocratique multipartite contrôlée par l’armée, et non à un Etat civil. Si le commandement de l’armée persiste dans sa tendance actuelle à privilégier la sécurité du régime aux dépens de la sécurité de l’Etat et d’un véritable projet de construction de l’Etat, et s’il finit par recourir à la répression du hirak pour imposer sa volonté, ces risques deviendront alors tangibles. Rien de bien ne peut venir d’une nation démoralisée et de millions de jeunes frustrés par la surdité des autorités et le vide de concrétisation après un an de protestations pacifiques et d’énormes sacrifices. Les insurrections et le sécessionnisme armés poussent dans le sol maléfique du désespoir, de l’aliénation, de la colère, du besoin, de la misère et des conflits. Si le hirak est brutalement arrêté, il est probable que ces réactions violentes s’ensuivront, érodant davantage les institutions étatiques. Cela entraînerait éventuellement des rébellions et des scissions au sein de l’armée, et peut-être même l’effondrement de l’Etat, l’émergence des seigneurs de guerre et l’anarchie.

7. Dawla madania et l’économie

Mon frère de l’ANP,

L’économie est également un sujet de préoccupation pour les officiers opposés à une véritable transition démocratique. Ils disent craindre que la gouvernance civile ne mette en œuvre des politiques économiques et sociales menaçant la paix sociale et par ce biais la légitimité de l’ensemble du système politique. De tels échecs, disent-ils, obligeraient l’armée à intervenir à nouveau sur la scène politique.

Cette préoccupation n’est pas du tout probante. De toute évidence, le commandement de l’armée porte une énorme responsabilité dans la mauvaise gestion de l’économie depuis l’indépendance. Tous les modèles et choix économiques depuis l’indépendance ont été mis en œuvre par ou avec les bénédictions de la hiérarchie de l’armée. A l’exception de la courte transition démocratique de la fin des années 80, les services de renseignements militaires ont interféré dans le choix de toutes les personnes responsables de l’économie, des finances, de l’énergie, de l’industrie et du commerce de ce pays.

Bien sûr, cela ne prouve pas que la gouvernance civile fera mieux. Les politiques économiques des futurs gouvernements civils ne sont pas connues, mais il y a des indications et des idées circulant dans le hirak qui étayent la conviction que l’économie sera mieux gérée. Se débarrasser de l’ingérence militaire dans les questions économiques, autonomiser les dirigeants librement élus et responsables, instaurer l’indépendance de la justice, éradiquer la corruption, réduire la bureaucratie aideront certainement à rationaliser les décisions économiques et à encourager les entreprises et les investissements. Cela sera également bon pour attirer des investissements étrangers bénéfiques, car il est connu que les régimes militaires répugnent les investisseurs sérieux et attirent les escrocs et les mercenaires.

Une majorité d’Algériens estime que leur dépendance vis-à-vis de la rente pétrolière doit cesser progressivement. Cette dépendance a vulnérabilisé le pays aux fluctuations du système international et perpétue l’addiction du régime à l’exemption de rendre des comptes au peuple, aux dépenses sans taxes, à acheter les loyautés et au report de la démocratisation indéfiniment. Les réseaux patron-client financés par la rente pétrolière ont produit une classe politique et sociale anti-démocratique qui craint la transparence et la responsabilité. Cela doit cesser. Les Algériens sont prêts à payer les impôts s’ils sont véritablement représentés. Les revenus des hydrocarbures ne doivent pas être gaspillés pour reporter la gouvernance démocratique. Ils ne devraient finalement aller qu’à la construction de grands projets d’infrastructures et à un fonds souverain pour les générations futures. L’immense gisement de compétences, de talents et de réseautages que constitue la diaspora, dont la plupart ont quitté le pays à cause du système politique inique en place et de son mal-vivre, facilitera la construction d’une économie nationale forte et affranchie des hydrocarbures s’il est mis à contribution.

Les Algériens ne veulent pas que leur pays soit un comptoir colonial, un bazar de dumping de marchandises importées d’Europe et des économies émergentes d’Asie. Ils veulent manger la nourriture qu’ils produisent eux-mêmes, porter les vêtements qu’ils tissent eux-mêmes, bâtir leur propre maison, boire l’eau des barrages qu’ils construisent eux-mêmes. Les Algériens veulent et peuvent construire des routes, des autoroutes, des voies ferrées, des aéroports, des voitures, des camions, des trains et des avions. Les Algériens veulent construire et gérer de meilleurs hôpitaux. Ils veulent reverdir leur vaste territoire et arrêter l’avancée du désert. Il y a du travail en perspective pour tout le monde.

Le socialisme « spécifique » et le rentiérisme pétrolier ont produit une société dépourvue d’initiative, d’entreprenariat et de compétences pour se prendre en charge elle-même. Cela ne peut changer que par l’éducation. Dépolitiser et réformer l’éducation et l’université et améliorer leurs performances est essentiel. La création de quelques grandes écoles nationales de commerce et de management, d’écoles de gestion pour les petites et moyennes entreprises dans chaque wilaya, et d’écoles des métiers décentes dans chaque commune du pays pour donner aux jeunes des compétences et une éducation pour la vie contribuera à stimuler le développement économique du pays.

Ces quelques idées suggèrent qu’il est possible d’extraire notre pays des pratiques rentières, médiocres et corrompues de la gestion de notre économie nationale au cours des trois dernières décennies, sous le contrôle et la complaisance des chefs militaires, qui semblent ignorer que l’économie est un puissant moteur de la sécurité nationale.

8. Dawla madania et la sécurité extérieure

Mon frère de l’ANP,

Finalement, certains officiers s’opposent à la gouvernance civile au motif que cela pourrait mettre en danger la sécurité extérieure du pays.

Vous rappelez-vous que j’avais dit que je commenterai le slogan « les généraux à la poubelle, waldjazair teddy listiqlal » ? C’est le bon moment pour le faire car il exprime la conviction du hirak que c’est le commandement de l’armée qui met en danger la souveraineté de l’Algérie. Certains généraux pourraient être offensés du fait que ce slogan semble viser indistinctement tous les généraux, ou le grade de général lui-même, mais ce serait une lecture superficielle de cette formule. Le hirak a fait des slogans analogues ciblant les magistrats et les journalistes indifféremment. Si ces slogans expriment une colère contre des groupes professionnels pour leurs défaillances et responsabilités collectives, ils n’établissent pas de responsabilités individuelles et n’appellent en aucun cas à renoncer à ces catégories professionnelles. Il reste que ce qui est significatif dans ce slogan est le mot « istiqlal », qui associe implicitement l’état-major de l’armée au colonialisme ou au néocolonialisme.

La perception du hirak est donc que certains généraux du haut commandement de l’armée sont le vecteur par lequel la nation subit les déprédations et les menaces étrangères. Il n’est pas difficile de voir pourquoi. Pour rappel, il convient de souligner qu’après que les généraux de l’armée eurent interrompu la première transition de l’Algérie vers la démocratie en janvier 1992 et plongé le pays dans une guerre sanglante, ils ont renié l’héritage algérien de politique étrangère indépendante et ont bradé les intérêts stratégiques et géopolitiques du pays en échange de la protection de la France et des Etats-Unis pour assurer la survie du régime : accès aux champs pétroliers, signature du NPT, et promesses de normaliser avec l’entité sioniste. Des exercices militaires avec l’OTAN, certains impliquant Israël, auraient été impensables pour les fondateurs de la politique étrangère algérienne. Les mandats de Bouteflika ont vu des compromis encore plus aberrants pour renforcer la sécurité du régime au détriment de la sécurité nationale : rabaissement de la souveraineté de l’Etat pour aider les guerres américaines et françaises contre le terrorisme, consentement à la présence d’avant-postes et d’officiers de renseignement occidentaux dans le pays, ouverture de l’espace aérien « sans conditions et sans limites » à l’armée française. Le printemps arabe a vu la diplomatie algérienne sombrer à son plus bas niveau, avec incompétence et désengagement des affaires libyennes par exemple, ainsi que des alliances avec des dictatures régionales pour se soutenir mutuellement et écraser les aspirations démocratiques des peuples de la région. La stature internationale et la projection de la puissance régionale de l’Algérie n’ont jamais été aussi faibles.

Ce même réflexe de s’appuyer sur le soutien étranger pour renforcer la sécurité du régime était crûment affiché au début du soulèvement du 22 février 2019. Le hirak l’a dénoncé par le slogan : « honte à vous de vous renforcer par l’étranger ».

Au contraire, les Algériens, militant pour un changement radical du régime, n’ont jamais appelé à un soutien ou à une intervention étrangère. Contrairement à d’autres expériences dans la région, même au plus fort de la répression du régime, les Algériens dans le hirak ont ​​affirmé catégoriquement qu’ils rejetaient toute ingérence dans les affaires intérieures de l’Algérie. Cette position cohérente reflète non seulement leur patriotisme farouche, mais aussi leur scepticisme collectif envers l’intervention étrangère, en particulier dans notre région. Les Algériens du hirak ont ​​maintenu un respect rigoureux de la non-violence pour préserver le sang de leurs frères, mais aussi pour protéger leur pays et leur armée contre toute intervention étrangère, car ils savent que le droit international humanitaire pourrait être utilisé à mauvais escient par les puissances occidentales dont les objectifs géopolitiques inavouables sont interdits par le droit international. Ils ne souhaitent pas échanger la dépendance envers la dictature avec la dépendance envers un « sauveur » étranger. Ils savent que la liberté et la démocratie ne sont pas des cadeaux parachutables par une puissance extérieure, mais ce sont des conditions en eux. Le renversement d’une dictature par l’étranger ne libère pas un peuple. Il détruit l’oppresseur sans libérer l’opprimé. Ce qui libère intérieurement les opprimés, c’est le processus transformationnel de leur propre lutte.

Pendant la transition démocratique et par la suite, tout gouvernement élu lors d’élections libres et équitables reflétera la volonté populaire et ne pourra donc pas chercher à mettre en péril la sécurité extérieure du pays. Au contraire, le peuple attendra qu’il revigore notre héritage diplomatique, avec une diplomatie indépendante, dynamique et créative qui devra défendre farouchement nos intérêts stratégiques, géopolitiques et économiques ainsi que les intérêts de notre région et de notre continent.

9. Armée nationale populaire et histoire

Mon frère de l’ANP,

Terminons maintenant cette lettre par le neuvième et dernier point sur l’histoire. Les officiers distingués sont des élèves studieux et attentifs du système d’alerte précoce connu sous le nom d’histoire.

L’Algérie n’est pas à sa première tentative d’établir une démocratie. L’armée a renversé le premier gouvernement de l’Algérie indépendante en 1962. L’Algérie a connu une transition démocratique qui s’est révélée être précursive, à la pointe du préludant les changements dans l’Europe de l’Est et dans notre région. L’armée a interrompu la transition démocratique et plongé le pays dans une guerre aussi sale que sanglante. Le régime hybride que l’armée a érigé sur les cendres de cette guerre a submergé le pays sous un raz de marée de corruption politique, financière et morale, de mauvaise gestion, d’abus de pouvoir mégalomanes et de restrictions des libertés. Lorsque les forces anticonstitutionnelles tapies derrière la momie ont tenté de le manipuler pour un cinquième mandat, le pays est devenu la risée de la planète et l’Algérie a éclaté dans sa plus grande intifada nationale depuis son indépendance.

Le hirak en cours rassemble toutes les générations, classes sociales, professions, régions, tendances politiques, idéologies, genres et âges pour exiger, pacifiquement mais résolument, un changement radical de la gouvernance du pays, à travers une transition démocratique. Cependant l’état-major de l’armée a d’abord utilisé le hirak pour légitimer son renversement de Bouteflika et de sa clique, puis, plutôt que d’engager une transition démocratique pour restaurer la souveraineté confisquée au peuple et construire l’Etat, il a recouru à l’utilisation de sa police politique pour harceler le hirak en plus d’imposer, par la coercition et la fraude, un président fantoche dont le mandat principal est d’accompagner le rafistolage du fronton de démocratie multipartite. Au lieu de prendre note des profondes mutations et aspirations de la société, au lieu de saisir ce moment historique pour rédimer sa faute catastrophique lors de la dernière transition démocratique, le commandement vieillissant de l’armée s’efforce de saborder cette nouvelle opportunité de transition vers une gouvernance démocratique.

Cet état-major est également aveugle au mouvement historique plus large dans lequel s’inscrit l’histoire récente de l’Algérie. Depuis le XIXe siècle, les transitions vers la démocratie se sont déroulées par vagues dans le monde, avec des poussées de progrès suivies de revers, des flux et des reflux. Les historiens et les politologues débattent si nous sommes actuellement au milieu de la troisième vague de démocratisation ou au début de la quatrième, un processus qui a affecté tous les continents, à des degrés divers. Les régimes militaires et autoritaires sont en déclin dans le monde entier, y compris en Afrique. Autrefois nous étions un modèle de décolonisation en Afrique, mais maintenant nous sommes devenus l’Etat défaillant à éviter, l’anti-modèle à obvier. Pourquoi les armées du Sénégal, du Botswana, du Mozambique, de la Namibie et de la Zambie sont tournées vers l’avenir alors que le commandement de notre armée est coincé dans le passé – passé colonial, néocolonial ou même janissaire ?

Le major-général Dwight Eisenhower a dit un jour : « Ni un homme sage ni un homme courageux ne se couche sur les rails de l’histoire pour attendre que le train du futur lui passe dessus ». Mais les généraux vieillissants de notre armée, après un court instant d’hésitation, ont choisi de persister dans la même posture, de répéter la même erreur, de pagayer à contre-courant de l’histoire.

Le psychologue militaire Norman Dixon a présenté, dans son célèbre livre « La Psychologie de l’incompétence militaire », ses analyses approfondies des causes d’un grand nombre de catastrophes militaires britanniques. Son travail réfute l’idée ancienne selon laquelle l’incompétence militaire relèverait de la stupidité. Ce qu’il a constaté c’est que les chefs militaires avaient tendance à choisir des personnes ayant les mêmes défauts psychologiques, dont la dépréciation hautaine de l’ennemi, l’incapacité d’apprendre de l’expérience, l’aversion pour les nouvelles technologies ou tactiques, et une répugnance à la reconnaissance et au renseignement. Il a également identifié la bravoure physique avec peu de courage moral, la passivité et l’indécision, et une propension à blâmer les autres. Dixon a donné aux officiers âgés un conseil particulièrement adapté aux chefs vieillissants de notre armée. « En vieillissant, essayez de ne pas avoir peur des idées nouvelles. Les idées nouvelles ou originales peuvent être aussi bien mauvaises que bonnes, mais alors qu’un homme intelligent avec un esprit ouvert peut démolir une mauvaise idée par un argument rationnel, ceux qui ont laissé leur cerveau s’atrophier recourent à des slogans insignifiants, à la dérision et finalement à la colère face à tout ce qui est nouveau ».

Mon frère de l’ANP,

Les vrais soldats s’épanouissent sur trois vertus : le devoir, la loyauté et le patriotisme. Le premier devoir d’un soldat est de veiller à la sécurité et aux intérêts de son pays. La loyauté suprême d’un soldat est envers son pays avant d’être envers ses supérieurs. Le patriotisme ne consiste pas tant à protéger la terre de ses pères qu’à préserver la terre de ses enfants.

Ce qui se passe aujourd’hui vous offre une nouvelle opportunité de répondre aux aspirations du peuple algérien. Vous ne devez pas craindre le changement. Notre peuple veut un changement radical du système politique, avec l’armée pas contre elle.

Les héros militaires dont l’histoire se souvient ont agi non pas pour opprimer leur peuple mais pour le défendre. Tout en assurant l’unité de l’armée, accepterez-vous enfin, sans piège et sans violence, de laisser l’Algérie écrire une nouvelle page lumineuse de son histoire ?

Aurez-vous le courage moral de faire enfin confiance à votre peuple et faire un pas vers l’avenir ?

Un citoyen algérien soucieux de la sécurité et de l’unité de son pays
Membre du Mouvement Rachad
Alger, le 20 février 2020