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La Kabylie. Entre répression, ingérences et impostures

Je m’exprime ici en mon nom, avec ce que je suis et d’où je viens. Je suis kabyle par ma mère, issue d’une famille connue en Kabylie, profondément enracinée dans cette région, son histoire, sa culture et ses luttes. Cet attachement est intime, sincère, indiscutable.

Mais il n’a jamais été, pour moi, contradictoire avec mon attachement à l’Algérie comme pays, comme cadre politique, comme destin commun. Être kabyle n’a jamais signifié être en dehors de l’Algérie, encore moins contre elle.

Je suis algérienne, point.

La Kabylie n’est ni une entité isolée ni un territoire hors-sol. Elle est une région du nord de l’Algérie, intégrée géographiquement, humainement, économiquement et socialement à l’ensemble du pays. Les Kabyles ne vivent pas uniquement en Kabylie. Ils vivent à Alger, à Oran, dans le Sud, dans toutes les grandes villes, et largement dans la diaspora. Les familles sont mêlées, les trajectoires croisées, les solidarités anciennes. Penser la Kabylie comme un corps séparé, détachable du reste du pays, revient à nier cette réalité profonde, vécue et quotidienne.

L’histoire, elle, est sans ambiguïté. La Kabylie a été l’un des bastions les plus combatifs de la guerre de libération nationale. Elle a payé un prix immense pour l’indépendance de l’Algérie, non pas pour l’émancipation d’une région, mais pour celle d’un peuple entier face au colonialisme. Les maquis kabyles ne se sont jamais battus pour morceler le territoire libéré, mais pour abattre une domination étrangère et construire un État algérien souverain. Cette mémoire collective ne peut pas être instrumentalisée ni réécrite selon les besoins d’un agenda politique contemporain.

C’est dans ce contexte que le choix du 14 décembre par le MAK pour annoncer une prétendue indépendance de la Kabylie est profondément choquant et révélateur. Le 14 décembre 1960 n’est pas une date régionale, ni communautaire. C’est le jour où l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, texte fondateur du processus mondial de décolonisation, dans lequel s’inscrivait pleinement la lutte du peuple algérien dans son ensemble. Cette date symbolise la fin du colonialisme et le droit des peuples colonisés à disposer d’eux-mêmes face à une puissance étrangère. La détourner aujourd’hui pour justifier la sécession d’une région d’un État indépendant est une contradiction historique et politique majeure, presque une falsification du sens même de cette date.

Cette contradiction est d’autant plus frappante qu’elle est portée par Ferhat Mehenni, dont l’histoire personnelle s’inscrit elle-même dans la mémoire de la guerre de libération. Présenté comme orphelin de guerre, fils d’un ancien moudjahid, il est l’héritier direct d’un combat mené pour l’Algérie indépendante et unie. Revendiquer aujourd’hui la rupture territoriale au nom de la Kabylie revient à renier l’esprit du sacrifice de toute une génération, y compris celle dont il se réclame.

Au-delà des symboles et de l’histoire, il y a la réalité concrète. Sur le plan économique, social et humain, ce projet est dépourvu de fondements sérieux. Aucune réponse crédible n’est apportée sur la viabilité économique, la monnaie, les retraites, les services publics, les infrastructures, la justice, la sécurité, la reconnaissance internationale. Rien n’est dit sur le sort des millions de Kabyles vivant hors de la région, sur les familles mixtes, sur les interdépendances économiques et sociales qui structurent l’Algérie depuis des décennies. Le projet se réduit à un slogan politique, sans vision réaliste ni responsabilité collective.

Plus grave encore, les Kabyles eux-mêmes n’ont jamais été consultés. Aucun référendum, aucune consultation populaire, aucun processus démocratique transparent n’a été engagé. Une proclamation unilatérale depuis l’étranger ne peut pas tenir lieu de mandat populaire. Le MAK ne publie aucun chiffre sérieux et vérifiable sur son nombre réel d’adhérents ou son implantation effective, alors même qu’il prétend parler au nom d’un peuple kabyle dispersé sur l’ensemble du territoire algérien et à travers le monde. La Kabylie ne se résume pas à une organisation, ni à une poignée de militants.

Il serait toutefois malhonnête de ne pas pointer la responsabilité majeure du régime algérien. Par sa répression systématique, par l’étouffement de toute opposition politique, par la criminalisation aveugle de la dissidence, le pouvoir algérien a largement contribué à cette situation. En classant le MAK comme organisation terroriste et en emprisonnant ses militants, le régime lui a offert ce qu’il recherchait : une posture victimaire, une visibilité internationale et, paradoxalement, une forme de légitimation politique. Cette stratégie répressive n’a pas affaibli le mouvement, elle l’a nourri et instrumentalisé.

À cela s’ajoute la responsabilité de puissances étrangères, au premier rang desquelles la France. En tolérant, en facilitant ou en banalisant des mises en scène politiques séparatistes sur son sol, la France entretient une dynamique de division lourde de conséquences. Cette attitude résonne dangereusement avec une histoire coloniale fondée sur la fragmentation identitaire et le « diviser pour régner ». Ce qui hier était une stratégie coloniale assumée semble aujourd’hui se perpétuer sous couvert de liberté d’expression ou de calcul diplomatique, sans considération pour la stabilité et l’avenir des peuples concernés.

Les alliances nouées par le MAK renforcent encore ce malaise. Les rapprochements revendiqués ou affichés avec certains acteurs étrangers, notamment avec « Israël », inscrivent cette cause supposée dans des logiques géopolitiques qui ne servent ni la Kabylie ni les Kabyles. Ces liens alimentent l’idée d’une instrumentalisation externe d’un conflit interne, au détriment des intérêts réels des populations et de la stabilité régionale.

Rien de tout cela ne sert la Kabylie. Ni la répression autoritaire du régime algérien, ni les ambitions personnelles travesties en projet collectif, ni les jeux cyniques de puissances étrangères qui trouvent dans la division un levier d’influence. Tous participent à une même logique dangereuse : fragmenter, affaiblir et détourner les peuples de leurs véritables combats.

Mon engagement est clair et constant. Je me bats pour une Algérie libre, pour un État de droit, pour une justice indépendante, pour la fin de l’arbitraire et de la répression. Cet engagement n’est pas incompatible avec la reconnaissance de toutes les identités qui composent notre pays, il en est la condition. Mais il s’oppose frontalement à toute tentative de morcellement qui ne ferait que renforcer les dominations, internes comme externes.

Dans un monde marqué par des recompositions géopolitiques brutales, par des rapports de force impitoyables et par la prédation des États faibles, croire que le salut passe par la fragmentation est une illusion dangereuse. L’avenir ne réside pas dans la multiplication des frontières, mais dans la construction de solidarités politiques fortes. Plus que jamais, il est nécessaire de penser l’union des Algériens, mais aussi une union nord-africaine, puis africaine, capable de défendre ses peuples, ses ressources et sa souveraineté face aux puissances dominantes.

La Kabylie a toute sa place dans une Algérie démocratique, unie et réconciliée avec elle-même. Et l’Algérie, à son tour, a toute sa place dans une Afrique forte, solidaire et souveraine. C’est ce chemin-là que je choisis, contre les impostures, contre les divisions fabriquées, et contre tous ceux qui, hier comme aujourd’hui, prospèrent sur la fracture des peuples.

Assia Guechoud | Membre du Conseil national de Rachad