Unité d'études

Alternance en Algérie : générationnelle ou clanique mais pas encore à travers le suffrage

Dans une atmosphère de fin de règne, M. Bouteflika a mis toute son énergie, lors de son discours à Sétif le 8 mai 2012, pour inciter les Algériens à voter en masse aux législatives de mai 2012. Il avait déjà, dans une allocution précédente, mis ces élections sur le même piédestal que la Révolution de […]

Dans une atmosphère de fin de règne, M. Bouteflika a mis toute son énergie, lors de son discours à Sétif le 8 mai 2012, pour inciter les Algériens à voter en masse aux législatives de mai 2012. Il avait déjà, dans une allocution précédente, mis ces élections sur le même piédestal que la Révolution de novembre 1954. A Sétif, il a cependant rajouté : « Je m’adresse aux jeunes qui doivent prendre le témoin car ma génération a fait son temps (…) Nous n’avons plus la force de continuer, le pays est entre vos mains, prenez en soin. » Sur un plan humain, et quelles que soient les divergences politiques, nous devons exprimer de la compassion envers un homme, affaibli pas l’âge et la maladie, qui s’apprête à tirer sa révérence. Il était pour moi important d’exprimer cette pensée car j’estime qu’il est tout aussi important pour un opposant responsable de combattre politiquement et sans complaisance les dérives du pouvoir que de ne jamais toucher à la dignité de ses concitoyens. L’exemplarité dans le comportement doit être le souci quotidien de celui ou celle qui prétend œuvrer pour un changement salutaire.

J’en reviens maintenant à la déclaration de M. Bouteflika. Dans le contexte algérien, cette déclaration doit surtout être comprise dans le cadre de la conception même du pouvoir tel que conçu par le régime depuis 1962. Pour ce dernier, de par son approche paternaliste du pouvoir, l’alternance est une question de générations et non pas le résultat d’élections. La génération à laquelle appartient M. Bouteflika se résume en définitive à un clan – dit d’Oujda – qui n’a pas hésité à éliminer, parfois physiquement, ceux parmi les nationalistes de la première heure qu’il n’a pas pu dompter (Abane, Chaabani, Abbas, Benkhedda, etc.). Il ne s’agit pas de rappeler ici les détails de ces épisodes douloureux de l’histoire algérienne. On ne peut cependant s’empêcher de constater que cet aspect continue de hanter le clan au pouvoir, sinon comment expliquer l’inscription dans la constitution de 2008, celle qui a mis fin à la limitation du nombre de mandats et permis à M. Bouteflika de rester au pouvoir, de la prise en charge de l’écriture de l’Histoire par l’Etat ? Une manœuvre qui ne fait qu’accroître la suspicion, car l’Histoire ne peut être écrite que par des historiens indépendants de tout pouvoir politique et reconnus pour leur probité et leur compétence.

Ceci étant, mon but n’est pas de systématiquement stigmatiser le clan qui s’est imposé par la force en 1962, vu les circonstances particulières et difficiles de l’époque. Par contre, l’inacceptable est que les mêmes personnes, et surtout les mêmes méthodes, continuent de sévir 50 années après l’indépendance ! La « génération » qui se dit sur le point de passer la main a tout fait pour maintenir le peuple sous tutelle et elle s’est surtout attelée à empêcher l’émergence d’une classe politique, toutes tendances confondues, intègre, compétente et aspirant au pouvoir par le seul biais du suffrage.

Doit-on encore avoir à supporter une autre « génération » qui prendrait exemple sur celle qui prépare son départ, usant à nouveau de la ruse et de la force pour un « remake » de l’été 1962 ? Aucune personne censée ne devrait s’en rendre complice car c’est bien ce genre de manœuvres qui pousseront tôt ou tard les Algériens à une nouvelle révolte qui risque d’être incontrôlable. Et ce ne seront pas les mises en garde opportunistes de pseudo-nationalistes brandissant le « danger des révolutions arabes » – qui ne seraient selon eux que de simples complots israéliens ou américano-qataris – qui calmeront une jeunesse qui se sent délaissée et trahie. Ce genre de discours sur « l’ingérence étrangère » de la part de ceux-là même qui en profitent n’est pas nouveau : de source sûre, je sais que l’un des arguments utilisés par les services lors des marchandages de coulisse pour vendre la « concorde civile » et la « réconciliation nationale » a été de présenter la crise des années 1990 comme une « fitna » tramée par Israël… et évidemment sans lien réel avec le coup d’Etat de 1992 ! Je reste pour ma part convaincu que les peuples arabes, en dépit de situations difficiles comme en Libye ou en Syrie, trouveront à terme le chemin qui les libérera de la dictature et de l’ingérence étrangère. L’ère honteuse des hommes providentiels devenus tyrans doit être bannie à jamais.

Mais revenons aux élections du 10 mai 2012. Ne pouvant être un vecteur de changement ou d’avancée démocratique tangible, ces élections auront été au mieux un non évènement. Au-delà des chiffres (taux de participation, vainqueurs, vaincus, etc.) elles ont surtout mis à nu l’état lamentable de la vie politique en Algérie. Elles ont aussi confirmé, de par le cadre même qui les organisait (récentes lois sur les partis, associations ou médias, rôle de l’administration, etc.), qu’elles ne pouvaient être le véhicule de l’alternance démocratique. Avec 6,1% des voix des 21,6 millions d’électeurs, le FLN atteint presque la majorité absolue des sièges, alors que plus de 12 millions d’Algériens et d’Algériennes ont boycotté les urnes et presque 2 millions ont voté « blanc ». Il s’agit ici des chiffres officiels et il sera donc nécessaire de savoir ce que veulent aussi ces 14 millions d’Algériens et d’Algériennes, à moins de leur dire de se contenter du « satisfait » décerné par Hillary Clinton et les moins de 200 observateurs de l’Union européenne censés avoir l’œil sur près de 50’000 bureaux de vote !

Personne ne devrait se réjouir d’une telle situation ou se contenter de blâmer ou fustiger les uns ou les autres. Il nous faut aussi dire que l’opposition, sous toutes ses formes, a fait preuve parfois de naïveté, de manque de discernement ou de rigueur et parfois de suffisance ou de mépris de l’autre. Souvent elle a repris en son sein les agissements qu’elle reprochait au pouvoir. L’heure est grave et nous devons tous nous mobiliser pour éviter le point de non-retour, le point de désespoir où les gens ne croiraient plus en rien ni en personne. Nous devons réaffirmer que ce qui nous menace aujourd’hui n’est pas tant la « menace étrangère » mais bien l’absence de l’Etat de droit et l’arbitraire d’un pouvoir incapable d’élaborer une vision cohérente pour le futur du pays. Un peuple libre et digne saura faire face à toute menace étrangère mais un peuple humilié sur sa propre terre risque de sombrer dans la couardise et la capitulation. Ceci étant dit, il faut que nous, qui contestons le pouvoir actuel, ayons la lucidité de proposer ce qui est réalisable, d’expliquer comment y parvenir, de rechercher la concertation et le consensus, et de bannir l’exclusion.

Il ne suffit plus de critiquer le régime pour se donner bonne conscience ou se cantonner dans des slogans abusés ou des clivages rendant toute démarche commune impossible. Engageons-nous à incarner, dans toutes nos actions, les valeurs que nous proclamons, comme la droiture, le travail, ainsi que l’amour et le respect pour notre pays et nos concitoyens. Nous savons qu’un changement radical mais non violent est nécessaire pour notre pays. Au-delà des nouvelles orientations qui devront être basées sur le bon sens et la bonne gouvernance, il s’agira aussi et surtout de reconstruire la culture politique dans notre pays et la moraliser. Ce sera un processus de longue haleine, mais vital. Cet aspect concerne aussi bien le « bouliticien », du pouvoir ou de l’opposition, qui conçoit la chose politique comme un simple tremplin vers des privilèges ou le citoyen qui estime nécessaire de toujours faire appel à des « connaissances » pour être mieux traité à l’hôpital, obtenir son passeport ou permis de construire ou encore éviter de faire la queue, et donc se montrer irrespectueux envers les autres, pour passer sans encombres un contrôle douanier, etc.

Il faudra donc aussi et surtout, en urgence, commencer par le sommet de l’Etat qui devra incarner le respect du droit, des institutions et avoir une tolérance nulle pour toute déviance qui serait comprise comme un mauvais exemple par le peuple. En effet, que de fois avons-nous entendu des personnes justifier la corruption, l’absentéisme ou le vol par le fait que ce qu’ils faisaient n’était rien comparé à ce que faisaient les « gros poissons ». Nous aurons de grands chantiers devant nous, surtout ceux concernant la nature de l’Etat que nous voulons. Ils sont aussi divers que la refonte des services de sécurité, notre doctrine de défense nationale, la place de l’Islam dans la société et dans l’Etat, comment assurer l’indépendance de la justice ou la liberté des medias, les libertés individuelles et collectives, la construction du Grand Maghreb, la décentralisation, l’éducation et la recherche. D’autres domaines plus techniques, comme la santé, le logement ou l’économie, seront correctement traités par un gouvernement légitime et compétent. A titre d’exemple, rien ne devrait empêcher notre pays de connaître une croissance économique à 2 chiffres ou devoir augmenter de façon substantielle la part des secteurs hors hydrocarbures de notre PIB.

Nous n’avons pas d’autre alternative que d’œuvrer dans cet état d’esprit. Attendre l’homme providentiel ou se résigner à l’alternance des clans et générations nous mènera au chaos. Déjà, à son époque, Ibn Khaldoun mettait en garde contre les régimes bâtis sur la « ‘asabiyya ».

Mourad Dhina
Prison de la Santé, Paris
20 mai 2012